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Pratiques du devis dans la littérature narrative du XVIe siècle
Le devis face au dialogue
dimanche 1er novembre 2009, par
Au seizième siècle, nombreux sont les mots qui expriment l’idée d’interaction verbale. Pour ne citer que les verbes comportant un sème conversationnel, il faut mentionner entre autres les vocables concurrents que sont dialoguer, discourir, disputer, s’entreparler, colloquer, conferer, debattre, ou encore babiller et causer. L’« art de conferer  » constitue une préoccupation essentielle des hommes de la Renaissance. Selon Emmanuel Godo, qui a consacré un ouvrage à l’Histoire de la conversation, c’est d’ailleurs à la Renaissance que naît l’idée de conversation, comme un art au service d’un idéal de savoir-vivre [1]. Mais qu’en est-il du mot conversation ? Il a alors une signification très particulière, puisqu’il a conservé le sens étymologique du latin conversatio : il dénote l’idée de commerce, de fréquentation habituelle, voire de familiarité entre les hommes. Il renvoie proprement à un art de vivre, à un ensemble de conduites, et donc, en définitive, à des pratiques qui ne sont pas spécifiquement verbales. Ce n’est que dans le dernier quart du siècle que le mot prend le sens moderne de discussion, probablement à la faveur de la traduction française de la Civil conversazione de l’Italien Stefano Guazzo par les Français Belleforest et Chappuys [2]. L’italien conversazione oriente ainsi le français conversation vers le sens spécialisé d’entretien, voire d’entretien policé, qui triomphera pendant tout l’âge classique. L’apparition tardive du mot, la rareté de ses emplois littéraires dans les vingt dernières années du XVIe siècle, ainsi que sa spécialisation rapide dès le début du siècle suivant, n’en font apparemment pas le terme adéquat pour décrire la conversation renaissante.
Ce rôle serait plutôt dévolu au substantif devis, et au verbe deviser, d’emploi très courant pendant tout le siècle [3]. Le devis constitue à première vue une sorte d’hyperonyme pour des substantifs comme dispute, débat ou conference : il fonctionne comme un synonyme approximatif du mot conversation, mais au sens très large où nous l’employons aujourd’hui. Il se distinguerait donc nettement de cette conversation du XVIIe siècle qui renvoie à un idéal de sociabilité particulier, lié à la figure de l’honnête homme et inscrit dans l’espace privilégié de la cour et des salons [4]
. Le devis, au XVIe siècle, désigne aussi bien l’entretien entre gentilshommes et dames policés, que les propos de table ou le babillage de vieux « rustiques  ». Dans les Propos rustiques de Noë l du Fail (1547), le narrateur se rend à une fête villageoise pour mieux écouter des vieillards « jazer et deviser privément de leurs affaires Rustiques  » [5]. Les mots devis et deviser se distingueraient donc paradoxalement par la diversité de leurs emplois, l’indécision de leur sens, ou encore par leur capacité à désigner le babillage, la frivolité, l’éventuelle vacuité des entretiens quotidiens. Le devis : degré zéro de l’échange dialogué ?
Le mot n’est pourtant pas sans importance, ni sans dignité peut-être, eu égard à la fréquence de ses emplois littéraires. Il se retrouve dans de nombreuses Å“uvres du XVIe siècle français, à commencer par les pages de titre : que l’on songe aux Nouvelles Recreations et Joyeux Devis de Des Périers (publié de façon posthume en 1558), aux Disputations chrestiennes en maniere de deviz du pasteur Pierre Viret (1544), ou encore à l’ouvrage moins connu de François d’Amboise, intitulé Dialogues et Devis des demoiselles (1581), traduit et adapté d’un dialogue d’Alessandro Piccolomini. Ce dernier exemple doit pourtant nous rappeler que le substantif entre fréquemment dans un rapport de concurrence, sinon de redondance, avec le mot dialogue. Tandis que le dialogue constitue un genre littéraire à part entière, d’une étonnante productivité pendant toute la Renaissance, le « devis  » serait une simple forme, si ce n’est une « maniere  », comme l’écrit Viret, à rapprocher dans certains cas de la simplicité des entretiens réels. En outre, les devis désigneraient à l’occasion des « dialogues hors du dialogue  » [6], c’est-à -dire ces échanges que l’on retrouve insérés dans des genres autres que le dialogue proprement dit. Est-ce à dire que le devis constitue simplement une catégorie fourre-tout à même d’accueillir des échanges inclassables, au sens où ils ne peuvent être classés, ou ne méritent pas de l’être ? La plasticité d’une telle notion, qui tient à la fois de la codification littéraire et de la pratique conversationnelle courante, n’est pas nécessairement un obstacle : réfléchir à l’impossible poétique du « devis  » au XVIe siècle permet d’aborder le problème de la référentialité littéraire, et de mieux penser la question des genres, de leurs frontières et de leur hybridation, puisque le devis circule volontiers d’un genre littéraire à l’autre. Du reste, la polysémie tous azimuts du mot devis ne va pas tout à fait de soi, et il convient d’explorer les acceptions privilégiées du terme dans la littérature du XVIe siècle français, notamment narrative.
Dialogue et/ou devis ?
– Des termes équivalents ?
Nul critère infaillible ne permet a priori de distinguer le genre du dialogue de la forme/genre du devis. En effet, tous deux se caractérisent par une grande liberté de ton, ainsi qu’une capacité à accueillir les sujets les plus divers. Le dialogue est un des genres les plus pratiqués à la Renaissance, notamment en Italie, à travers les Å“uvres majeures de Leonardo Bruni, puis de Sperone Speroni et de Pietro Bembo, l’auteur des Azolains [7]. Toutefois, le genre ne fait l’objet d’aucune théorisation avant 1562, année où paraît un traité de Carlo Sigonio intitulé Del dialogo, et 1586, où Le Tasse, lui-même auteur de Dialoghi, fait publier son célèbre Discorso dell’arte del dialogo. En France, les écrivains ne se sont guère interrogés sur la poétique du dialogue, et encore moins sur la spécificité des « devis  » [8]. Les auteurs et traducteurs français du XVIe siècle semblent au contraire suggérer un rapport de synonymie entre les deux termes. Dans les Dialogues et Devis des Demoiselles, François d’Amboise ne propose pas de distinction claire entre les deux substantifs, ni dans le paratexte, ni dans les échanges dialogués proprement dits, où il est principalement question de « devis  ». Le couple notionnel du titre fonctionne comme une paire synonymique. Le devis paraît l’équivalent à la fois du dialogue français et du dialogo italien, puisque le titre originel du texte de Piccolomini était La Raffaella, ou Dialogo della bella creanza delle donne (1539) [9]. Ajoutons que Philibert Bretin, le traducteur des dialogues de Lucien, utilise volontiers le terme devis pour plusieurs titres des Å“uvres qu’il traduit : Devis des Dieux, Devis marins, Devis des Mors, Devis amoureux.
– Dialogue, devis et philosophie
De nombreux emplois suggèrent pourtant que les termes ne sont pas tout à fait équivalents. Le mot dialogue, au XVIe siècle, s’inscrit dans une longue tradition littéraire qui remonte à l’Antiquité. De fait, il semble que toute forme d’échange verbal ne soit pas nécessairement un dialogue : le mot a bien souvent un sens spécialisé, celui de « dialogue d’idées  » ou « dialogue philosophique  », hérité des modèles platonicien, cicéronien et dans une moindre mesure, lucianesque. Le dialogue est ici indissociable de la dialectique, cet art du questionnement qui, chez Socrate, oriente les échanges vers la recherche de la vérité. Dans le Del Dialogo, il est significatif que Carlo Sigonio ne commente guère que les dialogues de Platon, Xénophon et Cicéron. Il précise que l’imitation établie par le dialogue est certes régie par des règles poétiques mais que l’argumentation mise en Å“uvre dans la discussion relève de principes dialectiques. Pour Le Tasse, le lien entre dialogue et dialectique (qui est également un lien étymologique) va de soi. Puisque, selon lui, le questionnement appartient au dialecticien,
« C’est donc au dialecticien qu’il conviendra principalement d’écrire des dialogues, ou à celui qui tente de lui ressembler. Et le dialogue sera imitation d’une discussion dialectique.  » [10]
En cette fin de XVIe siècle, le dialogue a manifestement quelques difficultés à se dissocier de la philosophie. Du moins en théorie : il y a un décalage certain entre ces tentatives tardives de théorisation et l’état de la production littéraire au XVIe siècle. Selon Eva Kushner, le dialogue philosophique, florissant dans la décennie 1550-1560, est de moins en moins en vogue dans le dernier tiers du siècle et cède la place à un dialogue plus « concret  », qui accorde un rôle important à la notion de pratique [11]. Il n’en reste pas moins que tout auteur de dialogue, à la Renaissance, ne peut ignorer cet archétype antique du dialogue philosophique, ainsi que sa composante dialectique.
Il n’en va pas tout à fait de même pour les devis : le mot, par lui-même, ne renvoie a priori à aucun modèle antique en particulier. Les devis se présentent bien souvent comme la simple émanation d’une réalité sociale, plutôt que comme un échange d’essence philosophique et dialectique. Comme l’écrit Ruxandra Irina Vulcan,
« La conversation est à la fois semblable et différente du dialogue. Elle s’en distingue parce qu’elle n’est pas centrée sur une question ; elle évolue aussi de manière fantaisiste et débridée. Le manque de logique importe peu, puisqu’il s’agit plutôt d’établir des relations agréables, de trouver le bon ton et de rentrer dans le naturel de la parole humaine.  » [12]
La recherche de la vérité serait tout à fait secondaire dans le déroulement d’un devis. Loin d’être finalisé par la découverte de vérités ou d’essences intelligibles, le devis, fondamentalement « mondain  » (au sens le plus large) et social, se jouerait dans l’horizontalité d’une parole qui se partage, qui se divise même, si l’on en juge par l’étymologie du verbe deviser (du bas latin *divisare, de dividere). En s’éloignant de la philosophie et du règne de la logique inductive ou déductive, de tels échanges peuvent accueillir les matières les plus humbles et les plus frivoles de la vie quotidienne.
Deviser et babiller : quelques emplois privilégiés des mots « devis  » et « deviser  »
Dans les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles [13], qui constituent, rappelons-le, un recueil narratif, et non un dialogue, le verbe deviser se retrouve fréquemment complémenté par des syntagmes à la fois indéfinis et pluriels, ce qui dénote l’idée d’un grand nombre de sujets de conversation. Dans la vingt-cinquième nouvelle, mettant en scène les compagnons Jehan Gallepenat et Jehan Richard, on lit par exemple :
« Puis se assirent les amoureux auprés de la mere et de la fille et commencerent à deviser de beaucop de diverses besoingnes qui guieres ne valloient.  »
Les « bonnes commeres  » de la quatre-vingt onzième nouvelle, la plus longue du recueil, ne sont pas en reste, elles qui « encommencent à deviser et à quaqueter tellement qu’elle [sic] sembloit estre pie mise en geolle  » [14]. Dans la plupart de ces emplois, le narrateur recourt au discours narrativisé et ne prend pas la peine de préciser le contenu de ces palabres : la parole, envisagée dans une optique quantitative, devient un simple passe-temps voire un vain bavardage qui confine à la « ratelée  » linguistique. Ainsi, les devis des trois commères se prolongent jusqu’à la « nuyct  », le narrateur précisant qu’une telle dépense verbale est à l’image de leur appétit [15]. La mention du caquetage illustre le topos du « babil  » féminin, qui alimente, pendant tout le siècle, un certain courant anti-féministe depuis les XV. Joyes de mariage jusqu’au Caquets de l’accouchée, au début du XVIIe siècle [16]. A la fin du XVe siècle, le narrateur-secrétaire des Evangiles des Quenouilles avait déjà intimement associé, dans un mélange de curiosité amusée et de distance ironique, la veillée féminine et l’art du devis :
« je me transportay en l’ostel d’une assez ancienne damoiselle, assez près ma voisine, où j’avoye acoustumé d’aller souvent deviser, car plusieurs des voysines d’environ venoient illec filer et deviser  » [17]
Tout en manifestant un intérêt certain pour ces échanges, il n’hésitait pas à railler les vieilles superstitieuses et leur goà »t immodéré pour les propos oiseux. Près d’un siècle plus tard, en 1586, le seigneur Nicolas de Cholières, pseudonyme de Jean Dagoneau, intitule sa cinquième Aprèsdinée « Du babil et caquet des femmes  ». Au cours de ce chapitre, le sieur Rodolphe, champion de la thèse misogyne [18], s’en prend au babillage féminin et à son défenseur, le sieur Vermille. Après avoir cité une série de synonymes du mot babil en latin, il en vient à accumuler les adjectifs de sens équivalent en français : « causeuses, babillardes, langagieres, deviseuses, baveuses, bavardes, parlieres, cajolleuses  » [19]. Le mot « deviseuse  » est pris sans grande surprise dans un sens péjoratif : il est synonyme de l’adjectif « parliere  », que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le chapitre, et qui emblématise la vacuité ainsi que l’agressivité de la logorrhée féminine.
N’allons pas penser, toutefois, que le devis est l’apanage des dames. Dans Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville, la compagnie, essentiellement masculine, se livre également à la pratique du devis, notamment du devis oiseux, souvent empreint de paillardise. Au chapitre 14 (« Corollaire  »), un des devisants nous rapporte « par le menu  » la teneur de sujets de conversation pour le moins triviaux : « Ce jour-là , nous devisions en dînant de choses diverses ; on parloit d’une tête de veau, et aussi d’une serviette.  » [20] Il n’est cependant pas rare que le devis masculin soit teinté d’érudition comme dans le chapitre IX du Pantagruel de Rabelais : « Un jour Pantagruel se pourmenant hors la ville vers l’abbaye Sainct Antoine devisant et philosophant avecques ses gens et aulcuns escholiers (…)  » [21]. Cette dernière occurrence, qui met en évidence la rencontre du devis et de la philosophie, alors qu’on aurait plutôt attendu le verbe dialoguer, montre que le devis est à même d’accueillir les sujets de conversation les plus divers.
Reste à analyser un des autres emplois privilégiés du mot, en contexte amoureux ou galant. La parole féminine est loin d’être systématiquement considérée comme un babillage agressif par les auteurs de la Renaissance. Dans les textes qui s’éloignent de la tradition misogyne « gauloise  », il est fréquent que les « devis de mainte belle affable  », comme l’écrit Jacques Yver dans le Printemps, soient rapportés en termes élogieux. Dans la Nouvelle Continuation des Amours, le poète écoute avec ravissement les devis que lui tient sa dame :
« Je suis un demidieu, quand assis vis à vis /
De moy, mon cher soucy, j’escoute les devis, /
Devis entrerompus d’un grabcieux soubrire, /
Soubris, qui me detient le cœur emprisonné /
Car en voyant tes yeux, je me pasme estonné, /
Et de mes pauvres flancz un seul mot je ne tire. Â » [22]
Le contenu notionnel du devis importe moins que la proximité qu’il permet d’établir entre le poète et sa maîtresse : les paroles cèdent volontiers la place au corps, à ces sourires qui interrompent l’échange verbal, et à la vision béate des « yeux  » de la dame. De tels emplois ne se retrouvent pas seulement dans la poésie amoureuse d’inspiration pétrarquiste, mais dans toute une littérature mondaine, d’essence aristocratique, influencée par le développement de la courtoisie et de la civilité italiennes, mis en vogue par Le Courtisan de Castiglione (1528). Les « devis  » qui figurent dans ces textes, et qui donneront naissance à la conversation mondaine du XVIIe siècle, ne peuvent se concevoir en l’absence des dames. En un sens, de tels devis sont déjà représentés dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre [23], mais ils s’épanouissent dans des ouvrages comme les Discours des Champs faë z. A l’honneur, et exaltation de l’Amour et des Dames de Claude de Taillemont (1553), ou encore Le Printemps d’Yver (1572). Le devis constitue alors une pratique mondaine parmi d’autres, tendue essentiellement vers la recherche de l’agrément [24]
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Si l’on en revient à une littérature récréative d’inspiration plus gauloise, on constate que le devis est également lié à la galanterie, même si l’adultère pur et simple se substitue volontiers au service amoureux. Les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles en donnent à nouveau d’abondants exemples. Dans la quatre-vingt quatorzième nouvelle, inspirée du Décaméron, un mari trompé s’entretient avec la femme de son rival, pour se consoler de l’outrage subi, et mieux tromper le trompeur :
« Et endemantiers que sa femme aprestoit le disner, se print ledit Jehan à deviser avec elle [l’épouse de son compagnon] de pluseurs choses, entre lesquelles il la requiert d’amour, et luy dit et afferma que son mary avoit chevaulchée sa femme comme elle mesmes l’avoit tesmongnez.  » [25]
L’emploi du mot deviser suggère assez bien la stratégie adoptée par le séducteur : le verbe, dont le sens est a priori indéterminé, permet d’articuler les propos les plus divers à l’objet réel de cette conversation : l’invite à l’adultère. La requête amoureuse se détache souplement sur fond de propos anodins traitant « de pluseurs choses  ». Des Périers ne s’y trompe pas, qui précise ironiquement dans la cinquième nouvelle des Nouvelles recréations et joyeux devis que les filles d’un père assez permissif « avoient assez de liberté de deviser avec les jeunes gentilz hommes : lesquelz communement, ne parlent pas de rencherir le pain, ny encores du gouvernement de la republique.  » [26]
Le « gouvernement de la republique  » : tel était pourtant l’un des sujets de prédilection du dialogue selon Le Tasse. Dans son bref discours de 1586, l’auteur insistait sur les dimensions « spéculative  » et « morale  » [27] du dialogue et aboutissait à une importante définition, en recourant à la notion d’imitation : « le dialogue est imitation du discours, écrit en prose, sans représentation, pour l’utilité des citoyens et des philosophes [28]. On mesure la distance qui sépare le dialogue d’inspiration philosophique de ces devis galants, où la dialectique ne prend que peu de part.
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Le devis comme pratique
– L’intimité : rhétorique et sociabilité
Le devis est fréquemment qualifié de « familier  » [29], de « privé  » ou de « particulier » par les auteurs de la Renaissance. En 1592 paraissent à Tours Les Deux Livres de la Constance, Esquels en forme de devis familier est discouru des afflictions, et principalement des publiques, et comme il se faut résoudre à les supporter : il s’agit d’une traduction française, anonyme, d’un ouvrage de 1584 écrit par l’humaniste flamand Juste Lipse (1547-1606), célèbre représentant de la philosophie néo-stoïcienne de la Renaissance. L’auteur rapporte les échanges qu’il aurait eus avec Charles Langius, à Liège. On peut s’étonner que ce texte ne soit pas nommé « dialogue  » : Juste Lipse met en évidence, dans le paratexte, notamment dans la préface « au lecteur  », le caractère philosophique de ces entretiens. Dans le corps du texte, on retrouve plus volontiers le mot discours, assez approprié à la longueur et à la tenue rhétorique de ces échanges. Pourtant, le titre même de l’ouvrage insiste sur l’idée de « devis familier  ». La « forme  » du devis est probablement une façon de mettre l’accent sur les liens d’amitié qui unissent les deux hommes [30]. Cette familiarité s’inscrit dans un espace privé, représenté par la demeure de Langius, ainsi que son superbe jardin.
Le syntagme « devis privé  » se retrouve tout aussi fréquemment dans les textes narratifs de la Renaissance. On se souvient que le narrateur des Propos rustiques écoutait « jazer et deviser privément  » les vieillards de leurs affaires rustiques. Le narrateur, à l’instar du secrétaire des Evangiles des Quenouilles, entendait pénétrer dans un cercle plus ou moins intime, aux frontières assez poreuses toutefois, pour qu’il puisse recueillir les « propos  » de la compagnie. Le motif du voisinage et de la proximité spatiale entre les hommes est consubstantiel à la pratique du devis. Dans les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles, comme dans plusieurs recueils narratifs de la Renaissance, la plupart des devis galants sont suscités par ces formes de proximité, voire de promiscuité entre voisins. Maints dialogues domestiques sont qualifiés de « devis  » ; Stefano Guazzo consacre ainsi le troisième livre de La civile Conversazione (1574) aux conversations familières qui se tiennent entre mari et femme, père et fils, ou encore maître et serviteur, en suggérant que la conversation est souvent indissociable d’une relation de type hiérarchique. La notion de devis est aussi pour Montaigne placée sous le signe de l’intimité. Dans le chapitre intitulé « Des livres  » (II, X), l’auteur nous dit préférer, au Brutus livresque, le Brutus intime s’entretenant avec un ami :
« (…) j’ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez luy mesme. Je choisiroy plutost de sçavoir au vray les devis qu’il tenoit en sa tente à quelqu’un de ses privez amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée ; et ce qu’il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu’il faisoit emmy la place et au Senat.  » [31]
Cet éloge du devis privé en dit long sur l’idéal montaignien d’un dialogue direct avec les Anciens, par-delà la distance temporelle et culturelle, mais aussi sur sa conception de l’intertextualité. Aux fanfares de la parole publique, Montaigne oppose la discrétion d’un entretien privé, à l’ombre de la « tente  », et à la veille des grands événements. Il est révélateur que ce devis amical prenne place dans les coulisses de l’Histoire. Montaigne ne nous dit pas, d’ailleurs, que l’entretien en question est d’un intérêt stratégique majeur pour comprendre la bataille du lendemain, même s’il est permis de l’imaginer. Quelle que soit la valeur de ces improbables « devis  », ils suscitent la curiosité parce qu’ils sont inaccessibles et qu’ils se font le reflet authentique (« au vray  ») du personnage historique restitué à son naturel.
Le devis ainsi conçu paraît redevable au paradigme antique des sermones familiares, notamment des dialogues ou des échanges épistolaires entre amis [32]. Marc Fumaroli rappelle que pour Cicéron, l’éloquence, comme fait de culture lié à la contentio, s’oppose au sermo, à cette autre « moitié  » de la parole qui exercerait une séduction certaine sur les hommes de l’Antiquité, de par son enracinement naturel [33]. Chez Cicéron, tandis que la contentio est assimilée au negotium, c’est-à -dire à l’univers des affaires publiques, le sermo s’enracine dans l’otium, ce loisir studieux qui relève davantage de la sphère privée. Bien que l’idéal ainsi dépeint d’une confidence amicale « délivrée de tout calcul d’intérêt et de tout égoïsme de parti ou de classe sociale  » ne corresponde que très imparfaitement aux diverses formes de devis déjà rencontrées, l’idée d’une parole plus intime, délivrée des carcans parfois pesants de l’éloquence officielle, n’est certainement pas sans influencer l’art de deviser [34]. Lorsque le narrateur des Evangiles des Quenouilles, des Propos rustiques de Du Fail, ou des Matinées et Aprèsdinées de Cholières dit se faire le simple secrétaire des propos qu’il a entendus, c’est à cet idéal d’une parole « naturelle  » qu’il se réfère.
– devis et espaces de sociabilité
On peut se demander si les devis ne visent pas tant à représenter des opinions que différents types de relations. Comme le rappellent Anne Godard ou Marc Fumaroli, cette primauté de la sociabilité paraît avant tout se vérifier pour le genre du dialogue : le fait d’inscrire le débat d’idées dans la réalité quotidienne, notamment dans sa dimension sociale, est aussi ancien que les dialogues de Platon et de Cicéron. Par la suite, l’humanisme italien, à travers Pietro Bembo, Castiglione ou Sperone Speroni, a produit quelques dialogues majeurs, qui mettent l’accent sur le bonheur du dialogue entre interlocuteurs lettrés, « civils  » et courtisans, respectueux des règles de l’urbanité. La théorie du dialogue semble donc indissociable de sa mise en pratique, et réfère fréquemment à un idéal de sociabilité bien particulier. Le dialogue, comme la conversation à bâtons rompus, ne sont pas une simple imitation de l’Antiquité : ils représentent un fait social lié à la Renaissance et souvent inséparable de l’influence italienne. C’est peut-être encore plus vrai des devis, même si de tels échanges ne renvoient pas systématiquement au modèle de l’urbanité italienne. Comme nous l’avons déjà remarqué, le devis subordonne fréquemment la recherche de la vérité au simple plaisir de la communication, du pur bavardage, ou à des visées plus pragmatiques comme la séduction de l’interlocuteur : il est donc fondamentalement lié à ce que Jakobson appelle la fonction phatique (voire conative) du langage [35].
L’apparente vacuité de certains devis nous invite dans un premier temps à porter notre regard sur les circonstances de ces propos, sur leur finalité, les liens qu’ils entretiennent avec la suite du récit, les pratiques de sociabilité qui les accompagnent, enfin sur l’énonciation plutôt que sur le simple énoncé. Ainsi le narrateur des Propos rustiques écoute-t-il deviser les rustiques, retirés à l’ombre d’un « large Chesne  » lors d’une fête de village. Le contexte traditionnel de réjouissance ainsi que l’isolement relatif des vieillards font de leurs devis un rite de sociabilité, et en l’occurrence un passe-temps, notion essentielle que l’on retrouve dans la plupart des textes à vocation récréative, y compris dans le prologue de L’Heptaméron, et qui renvoie moins au contenu des devis qu’à leurs usages. Ce motif se retrouve notamment dans La Nouvelle fabrique des excellents traicts de verité de Philippe d’Alcripe. Au début de la nouvelle LXXXIV, intitulée « Le Coq d’une Eglise servant d’orloge  », le narrateur décrit une fête dans des termes assez proches de ceux qu’employait Du Fail :
« Quelquefois és jours de feste les voisins s’assemblent pour eux desennuyer, passer le temps, deviser de plusieurs choses, comme de leurs mesnages, de leurs marchandises, de ce qu’ils ont veu et où ils ont esté.  » [36]
Le devis entre voisins permet de « passer le temps  » et d’évoquer les petits faits de la vie quotidienne. Le contenu de ces discussions n’importe pas toujours : le devis est alors une pratique de sociabilité parmi d’autres, qui permet, en ce début de nouvelle, de planter le décor. Et pourtant, l’emploi d’expressions comme « passer le temps  » ne peut passer tout à fait inaperçu sous la plume d’un auteur de textes récréatifs pour qui le passe-temps est devenu un art.
Le cadre symposiaque est également particulièrement propice aux devis [37]. L’idéal d’une parole naturelle, jaillissante, est depuis l’Antiquité incarné par le sermo convivialis et le genre du banquet. L’apparente liberté de ton et de sujet propre au devis respecte fort bien le principe de circulation des mets et des mots qui caractérise le banquet [38]. Dans les textes du XVIe siècle, il est fréquent que l’on devise en mangeant. Claude de Taillemont parle même de « devis du disner  ». Dans le « Premier discours à l’honneur des dames  », Eumathe propose de nourrir les corps et de « repaitre aussi l’esprit de viande fort precieuse  », pendant les quelques jours où les gentilshommes resteront en la compagnie des dames :
« durant lesquels, et pendant le repas, j’ordonne – si vous et eux le trouvez bon – que noz devis du disner soyent des faits et gestes passez, tant des Grecs, François, Romains, que d’autres nations, chose autant plus belle et honneste que profitable à l’esprit […]  » [39].
Dans les Serées, Guillaume Bouchet associe explicitement la forme du devis à un moment (la soirée, c’est le sens du mot serée au XVIe siècle) ainsi qu’à un cadre particuliers (celui de l’après-souper). Le devis est alors régi par un principe d’égalité entre les convives, symbolisé à l’occasion par la forme même des tables utilisées : certains des hôtes disposent de « tables rondes afin que chacun participe aux mesmes propos et devis de table comme ils usent en commun des mesmes viandes  » [40]. Ces « devis de table  », qui font écho aux « devis du disner  », en viennent même, chez Bouchet, à remplacer littéralement les mets [41].
Dans les devis, l’échange d’idées ou d’anecdotes ne vaut souvent que parce qu’il suscite le plaisir et donne naissance à un passe-temps collectif. La proximité toute physique que suppose le devis « de bouche  », expression fréquente à la Renaissance, suppose qu’une attention particulière soit accordée à l’agrément et à la santé des corps. C’est ainsi que le devis est fréquemment associé à la marche, à la promenade. Dans L’Esté de Bénigne Poissenot (1583), Chasteaubrun, Desroches et Préfourché, trois étudiants échappés de l’université de Toulouse, sillonnent à pied le pays languedocien en échangeant des « devis  » pour tromper « l’ennui du chemin  » [42]. La marche et le devis constituent fréquemment les deux faces d’une même expérience, puisque des liens se tissent entre les aventures ou les observations du trio estudiantin et les propos ou les histoires qu’ils se communiquent. Marche et devis se favorisent mutuellement : si les « gratieux devis  » permettent d’« accourcir  » le chemin à parcourir, en retour, les trajets effectués par les compagnons leur donnent tout « le loisir de deviser  » [43]. Le devis est donc considéré comme une pratique, une activité à part entière, qui fait événement au sein de l’histoire-cadre. En entretenant des liens privilégiés avec le domaine de l’action, le devis se distingue à nouveau nettement du genre du dialogue, du moins tel que le conçoivent les théoriciens italiens de la seconde moitié du XVIe siècle. Le Tasse, par exemple, dissocie nettement les catégories de l’« action  » et du « discours  » et, pour le champ du dialogue, accorde toute la prééminence au second. Il écrit dans son Discorso dell’arte del dialogo :
« Pourtant ces mêmes dialogues ne sont pas de vraies tragédies ou de vraies comédies, parce que dans celles-ci les questions et les discours sont écrits en vue de l’action, alors que dans les dialogues l’action s’ajoute comme de surcroît aux discours, de sorte que si on l’ôtait, le dialogue ne perdrait pas sa forme.  » [44]
L’action n’appartient pas par essence au genre dialogue : sa présence est proprement accidentelle. Il n’est pas impossible que des actes soient narrés lors d’un dialogue ou que les interlocuteurs se comportent temporairement comme des comédiens, mais tout cela est secondaire : les dialogues ne sont pas écrits « en vue de l’action  ». Il n’en va manifestement pas de même pour les devis qui émaillent l’histoire-cadre de L’Esté, ou pour ces « dialogues hors du dialogue  » que l’on trouve insérés dans la plupart des nouvelles et des contes de la Renaissance, et qui influent naturellement sur la conduite du récit.
– Le devis et le livre
Dans la huitième Matinée de Cholières, où l’on se demande si « une fille doit plus desirer d’estre accouplée par mariage à un homme d’estude qu’à un guerrier  », le belliqueux Caesar, qui défend le parti des guerriers face au sieur Jules, rapporte les propos d’une jeune veuve qui refuse de suivre les conseils de son père. Tandis que ce dernier souhaitait la voir épouser un « sçavant personnage  », celle-ci justifie son aversion pour l’homme de lettres en raillant son obsession des livres :
« faut il disner ou souper, il n’a garde de deviser, il songera à ses livres ; il n’a pas à moytié pris son repas, le voila rejetté sur la lecture  » [45].
La jeune femme reconduit en réalité une opposition bien connue entre l’univers du livre et celui du devis. Dans le chapitre des Essais intitulé « De l’institution des enfants  » (I, 26), Montaigne proposait une distinction semblable, appliquée au domaine de la pédagogie :
« Sa leçon se fera tantost par devis, tantost par livre ; tantost son gouverneur luy fournira de l’auteur mesme, propre à cette fin de son institution ; tantost il luy en donnera la moelle et la substance toute maschee.  » [46]
Le devis et le livre, tout en s’opposant, sont des outils pédagogiques complémentaires. La pratique de la lecture doit être vivifiée, incarnée par les conversations tenues entre le maître et l’élève. Le devis pédagogique met à l’épreuve le savoir livresque, et permet à l’occasion d’éclaircir ou de simplifier la doctrine d’un auteur. Ponocrates ne procédait pas autrement, lui qui, en instruisant le jeune Gargantua, choisissait d’associer la lecture et le devis, pour mieux réconcilier, en définitive, les savoirs et leur mise en pratique, notamment sous forme d’« exercice  » [47]. La pratique du devis selon Ponocrates met l’accent sur la transmission des savoirs, la présence latente de l’érudition dans tous les moments de la vie quotidienne. Ainsi, le cadre du repas permet au précepteur et à son disciple de « diviser joyeusement  » des sujets les plus complexes [48]. Le devis satisfait donc à la fois les exigences du corps et celles de l’esprit.
Cette distinction entre le livre et le devis figure dans l’article dialogus du Dictionarium Latinogallicum de Robert Estienne (1543). Selon l’auteur, le dialogue est « ung livre ouquel plusieurs personnages disputent ou devisent ensemble  ». Les liens qui unissent le dialogue et le devis ne sont donc plus seulement de l’ordre de l’opposition, ou de la complémentarité, mais aussi de l’inclusion : inclusion d’une matière conversationnelle dans un cadre livresque représenté par le mot dialogue. R. Estienne reprend ici la définition qu’avait donnée l’italien Perotti dans son Cornucopia, mais traduit le mot disserentes par deux verbes : « disputer  » et « deviser  ». Il révèle donc qu’à côté de la disputation, cet exercice scolaire d’essence scolastique, mais encore vivace pendant tout le XVIe siècle, est apparue la conversation familière. Le mot devis désignerait cette matière première, fondamentalement orale, que le genre du dialogue s’efforce de mettre en forme. Une telle définition permet de revenir sur l’ouvrage de Viret cité plus haut, et dont le titre intégral est Disputations chrestiennes en maniere de deviz, divisés par dialogues. Tandis que le dialogue décrirait un certain mode de composition livresque, d’organisation textuelle, la « maniere  » du devis qualifierait l’esprit de ces échanges, par exemple leur vocation agonistique (qui peut les rapprocher de la disputatio), ou leur grande liberté de ton.
– « par maniere de devis  »
L’expression « par maniere de devis  » n’en demeure pas moins problématique. Ruxandra I. Vulcan, qui a étudié les dialogues de P. Viret, suggère que dans cette expression le substantif devis a le sens d’interventions expositives [49]. Cette dernière acception nous éloigne donc de la notion de conversation, et du champ de la sociabilité : le devis ainsi conçu permettrait avant tout d’exposer thématiquement des savoirs. Il ne serait pas si éloigné d’un autre sens du mot devis, celui de « portrait  », ou de « description  », que l’on retrouve fréquemment dans les textes de la Renaissance, à commencer par le fameux Devis d’une grotte, généralement attribué B. Palissy. Il est vrai que ce sème descriptif, ou expositif, figure dans maints dialogues du XVIe siècle : le devis, même lorsqu’il n’a pas explicitement le sens technique de description, se focalise volontiers sur un sujet particulier, et peut tourner à l’exposé thématique. Dans le Printemps d’Yver, on retrouve par exemple l’expression « par maniere de devis  », dans le cadre d’une conversation de table traitant de la « question  » des danses :
« […] étant tous assis à table, la dame, par manière de devis, leur proposa la question des dances, si elles devoient estre dites bonnes ou mauvaises, ou indifférentes. Et cette cause trouva des avocats d’une part et d’autre, si affectionnés à la matière, qu’il n’y eut passage, raison, autorité, exemple, ni histoire, tant aux lettres sacrées que profanes, qui ne fà »t amené en jeu. Mais, pource que c’est une dispute éloignée de notre intention proposée, je la passerai sous silence […]  » [50]
Il apparaît toutefois que le devis ne se saurait se réduire à de simples interventions expositives : il semble tout autant influencé par le modèle de la « dispute  », puisque le sujet de conversation est présenté comme une question, glosée dans l’interrogative indirecte qui suit. Il s’agit proprement d’une question dialectique qui pose le problème de l’attribution ou de la non-attribution d’un prédicat à un sujet afin d’en saisir l’essence [51]. Se demander si les danses sont bonnes, mauvaises, ou indifférentes, revient en effet à savoir si elles sont bonnes ou non, en introduisant une troisième catégorie, celle, toute stoïcienne, de l’« indifférence  », qui permet une appréhension plus fine de l’objet. L’expression se retrouve sous la plume de Cholières, dans la deuxième « apresdisnée  », dont le titre se présente comme une question dilemmatique : « S’il vaut mieux n’estre marié que de l’estre ». Le seigneur Rodolphe, qui souhaite ardemment se marier, demande l’avis de la compagnie. Le JE refuse de lui donner son « advis  », suivant ainsi le modèle de « l’oncle de monsieur le Prevost  », et préfère ne pas statuer sur une question si épineuse. Il s’en remet au « bon conseil  » de Panthaleon, qui déclare immédiatement :
« Or ça, mon amy (parlant à Rodolphe), j’ay bien pris vostre fait, vous parlez de vous marier ; nous avons icy messer Alexandre ; il faut qu’en vostre presence nous en communiquions par ensemble par maniere de devis.  » [52]
S’ensuit une joute pro et contra où les entreparleurs occupent les fonctions respectives de défenseur (Alexandre) et de pourfendeur (Panthaleon) du mariage. L’attribution de ces rôles paraît fort arbitraire, et chaque locuteur durcit sa position, manifestant ainsi cette opiniâtreté qui caractérise la plupart des échanges du recueil. Le devis fait ici songer à l’exercice de la disputatio, d’autant plus que le « seigneur  » Panthaleon est l’« un des fins marchands de la bande  », c’est-à -dire, manifestement, un suppôt de la grande boutique rompu à ce genre d’exercice : le Panthaleon, rappelant le Pantalon de la comédie italienne, est considéré, dans le milieu juridique de la Renaissance, comme le type même de l’impostor [53]. A la fin du chapitre, la tentative de synthèse opérée par le capitaine Gaspard du Soucy, aussi imparfaite soit-elle, est d’ailleurs caractéristique de la disputatio, où le maître propose in fine une résolution de la question dialectique, en tâchant d’articuler le pro et le contra. La « maniere  » du devis se trouve donc au croisement de l’exposition thématique (c’est très largement les cas dans les devis des Apresdinées), de la dispute et de l’échange facétieux : la recherche de la vérité importe finalement assez peu et les jouteurs se brocardent l’un l’autre, faisant du mariage un prétexte aux développements les plus obscènes. Le propre du devis est de s’opposer à l’« advis  », auquel le JE se refusait en début de chapitre : significativement, la plupart des apresdinées se soldent par une suspension du jugement, la poursuite hypothétique du débat étant reportée sine die. Cette opposition entre le devis et l’advis figure dans un passage célèbre des Essais. Dans le chapitre intitulé « Des Boyteux  », Montaigne souligne une fois de plus la faiblesse de l’humaine raison et se demande quelle attitude adopter face aux événements apparemment surnaturels. Après avoir déclaré préférer les explications naturelles aux explications surnaturelles, il relativise la portée de son propre jugement, en précisant :
« Car en ce que je dy, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c’est ce que lors j’en avoy en la pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C’est par maniere de devis que je parle de tout, et de rien par maniere d’advis.  » [54]
Le devis ne désigne plus la conversation familière, ni les « interventions expositives  », mais le mouvement même de la pensée, solidaire du temps : à la fausse certitude de l’advis, Montaigne oppose la souplesse du devis qu’il tient avec lui-même, et avec le lecteur, devis conscient de ses propres limites, de son vacillement essentiel. En tant que maniere, le devis est à rapprocher de la notion de dialogisme, telle que la définissait Bakhtine. Selon le critique, il existe en effet une « nature dialogique de la vérité et de la pensée humaine qui la cherche  » [55]. Le dialogisme, comme notion qualitative, est indissociable de la polyphonie, et suppose que le texte accueille une pluralité réelle de voix : pour Bakhtine, qui étudie notamment le roman polyphonique de Dostoïevski, le dialogisme n’est pas nécessairement le privilège du dialogue, ce qui paraît particulièrement fécond lorsque l’on étudie ces devis montaigniens que sont les Essais.
Le devis dans la littérature narrative
– Devis et littérature narrative
Pour mieux cerner les spécificités du devis, il convient de remarquer sa présence dans des recueils narratifs, situés en dehors du genre du dialogue. Au XVIe siècle, les frontières qui séparent discours et récits ne sont pas toujours clairement définies. On est loin de la bipartition proposée par Benveniste, et certains spécialistes ont montré que cette indécision notionnelle entre énonciation historique et énonciation discursive se traduisait dans la langue même du XVIe siècle : en témoigne par exemple la polysémie des mots contes et discours, qui peuvent à l’occasion fonctionner comme de quasi-synonymes [56]. Benveniste lui-même considère le conte comme une forme de « discours  », puisqu’il engage un dispositif énonciatif proche de l’interlocution [57]. Le mot devis, à la Renaissance, connaît une fortune comparable. Dans son Thresor de la Langue Française (1606), Jean Nicot écrit à l’article Conte : « Conte, Narratio, voyez Compter. Un conte, devis et propos, soit vray ou faux, qu’on fait à plaisir pour donner passetemps, Fabula.  » Tout comme le mot conte, le devis peut relever à la fois du discours et du récit. Rien d’étonnant, en vérité, si l’on songe que toute conversation familière s’attardant sur les menus faits de la vie quotidienne s’accompagne nécessairement d’histoires. Il n’y a qu’un pas entre la nouvelle, au sens d’une information inédite ayant trait à l’actualité, et le genre de la nouvelle, illustré par Boccace, lié aux notions d’actualité (du moins relative), de vraisemblance, voire de passe-temps, et souvent inscrit dans un espace et un lieu précis [58]. Selon Gabriel-André Pérouse, le public du XVIe siècle avait gardé pleine conscience du lien de nature entre narration brève et conversation joyeuse [59]. Dans les Cent Nouvelles nouvelles, Philippe de Vigneulles montre à plusieurs reprises que les notions sont inextricablement liées :
« Et je Phelipe de Vignuelle, la marchant, acteur et composeur de ses presentes nouvelles, de la graice dudit seigneur hantoie et frequentoie journellement par aulcuns temps avec sa seigneurie et personne, car, moy indigne, m’a ledit seigneur par pluseurs fois de sa grace envoié querir pour disner ou soupper avec luy et pour avoir compaignie et deviser ensembles de pluseurs nouvelles et joyeusetez. Entre lesquelles ung jour que j’estoie avec ledit seigneur à ung disner, nous vinmes à deviser et à parler des pays d’oultre mer et des choses estranges, et entre les aultres compte ledit seigneur vint dire et racompter une nouvelle laquelle je vueil ici mettre mettre pour la derniere et pour achever la centiesme nouvelle, qui est le tout pour achever cedit livre ; et fut le compte tel comme il s’ensuit.  » [60]
La pluralité indéfinie des « nouvelles et joyeusetez  » cède la place à un devis plus précis sur lequel se détache in fine « une nouvelle  », c’est-à -dire un récit particularisé pris en charge par l’auteur lui-même, et qui contribue à clore le livre. Ce lien entre nouvelles et devis, qui vaut également pour les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis de Des Périers, se trouve renforcé dans les recueils à histoire-cadre hérités du Décaméron de Boccace et des contes orientaux. Loin d’être un ornement, le cadre assure le lien entre l’acte de conter et d’autres échanges verbaux comme la conversation [61]. Dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, chaque « histoire  » est suivie d’un débat ou devis. Le mot devis peut paraître plus approprié car les devisants ne se bornent pas à débattre ni à disputer : ils multiplient les allusions à caractère personnel, et proposent parfois des ébauches de nouvelles au sein même de ce que l’on appelle habituellement les « débats  » [62]. Cette alternance entre nouvelles et débats n’est toutefois jamais théorisée par les devisants, et l’on pourrait se demander si le mot « devis  » n’est pas à même de rendre compte de l’intégralité de ces échanges. Quoi qu’il en soit, les nouvelles et les conversations n’entrent pas seulement dans un rapport d’alternance, mais aussi d’engendrement réciproque. Si les nouvelles influencent naturellement le déroulement du débat, c’est en retour ce même débat qui justifie le plus souvent le choix de la nouvelle suivante.
– Les « devis bigarrés  »
Dans les vingt dernières années du XVIe siècle se développe une série de textes singuliers, souvent rebelles aux classifications, et que la critique littéraire a tenté de subsumer sous le vocable de « discours bigarrés  » [63], de « commentaire dialogué  » [64], ou encore de « devis bigarrés  » [65]. Ces recueils exploitent jusqu’à son extrémité une des potentialités du modèle boccacien, bien représentée par L’Heptaméron, c’est-à -dire la propension à échanger des propos. Il s’agit principalement des Contes et Discours d’Eutrapel (1585) de Noë l du Fail, des Matinées et des Apresdinées de Cholières (1585 et 1587), des Serées de Guillaume Bouchet (1584 et 1597-1598), et du Moyen de parvenir (1616) de Béroalde de Verville, qui épuise en un sens les virtualités de ces recueils bigarrés, sur un mode essentiellement parodique.
Ces recueils ne sont plus régis par un principe d’alternance entre les histoires et les « débats  ». C’est au contraire l’intrication qui prédomine. Les devis qui structurent le « dialogue-cadre  » (expression que l’on préfère à « l’histoire-cadre  », souvent inexistante) incluent des bribes de nouvelles, des fiches encyclopédiques, des parenthèses lexicologiques, des bons mots, des invectives à caractère personnel, des dialogues d’ordre philosophique, sans oublier quantité d’allégations à des autorités savantes. Fréquemment, la structure narrative se démultiplie, les histoires encadrées devenant à leur tour histoire encadrantes. La frontière entre les dialogues et la matière narrative en vient à se brouiller : les « deviz bigarrés  », en accueillant les formes discursives et narratives les plus diverses, constituent une sorte de creuset propice à l’expérimentation générique [66]. La liberté de ton et de sujet propre au devis ainsi que sa tendance à la digression et à la logorrhée semblent se réaliser pleinement dans ce genre littéraire à la fois hybride et éphémère. Le devis bigarré exploite toutes les potentialités de la conversation (sans pour autant s’identifier à la conversation civile d’inspiration italienne), puisqu’il est, pour reprendre la terminologie de Marc Fumaroli, à la fois gigogne, amphibie et encyclopédique [67].
Toutefois, le dialogue-cadre – celui qui se tient entre les devisants principaux – a parfois quelque difficulté à assurer la cohésion de ces recueils. Au moment où le devis tend à se constituer comme genre à part entière, il est constamment menacé par sa propre dissolution. Victime de son ambition, en quelque sorte, et de sa dynamique « centrifuge  », il peine parfois à se singulariser. Ainsi, il est fréquent que les devisants de ces recueils deviennent de simples porte-voix, et que le lien d’interlocution consubstantiel au devis se dilue, s’efface derrière la quantité des matières brassées. C’est le cas dans le recueil de G. Bouchet, où la complicité, la proximité intersubjective que suppose le devis « privé  » ne résistent guère à l’impersonnalité des développements encyclopédiques.
« Devis pointus  » et « Fascetieux Devitz  »
N’en concluons pas trop vite, cependant, que le devis est un objet insaisissable à force d’indétermination et de polyvalence. Il nous faut en effet aborder un dernier emploi privilégié du mot : celui de « joyeux devis  », expression que l’on a déjà rencontrée plusieurs fois, notamment sous la plume de Des Périers. Le devis, qui s’inscrit ici dans une tradition récréative et facétieuse aisément identifiable, se distingue à nouveau du dialogue philosophique d’inspiration platonicienne ou cicéronienne. Mais avant d’en venir à ces devis facétieux, il nous semble nécessaire de convoquer Montaigne, un des rares auteurs de la Renaissance à avoir tenté d’objectiver ce qu’il appelle les « devis pointus  », en interrogeant leur fonction et leurs modalités, et en les confrontant à la pratique voisine de la « conference  ».
– Montaigne : la conférence et le devis.
A la toute fin du chapitre des Essais intitulé « De l’art de conferer  » (III, 8), Montaigne aborde le sujet des devis :
« Pouvons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication les devis pointus et coupez que l’alegresse et la privauté introduict entre les amis, gossans et gaudissans plaisamment et vifvement les uns les autres ? Exercice auquel ma gayeté naturelle me rend assez propre ; et s’il n’est aussi tendu et serieux que cet autre exercice que je viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingenieux, ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus.  » [68]
Si l’auteur tend à faire de ces joyeux devis une variété de la « conference  », il n’en met pas moins l’accent sur ce qui distingue les deux « exercices  ». Ces devis sont caractérisés par la gaieté, un rapport privilégié à l’instant et à l’« heur  » (c’est-à -dire à la réussite favorisée par la fortune), un caractère « pointu  » qui semblent les éloigner du sérieux propre à la conference : l’art de conférer ne se conçoit pas en dehors de la recherche de la vérité, qui permet d’exercer son jugement et en définitive, de se connaître soi-même [69]. Les devis, au contraire, aussi profitables soient-ils, semblent préférer, à la quête de la vérité, l’allégresse. Ils supposent d’ailleurs une posture psychologique particulière, que l’on qualifierait volontiers de « facétieuse  » [70]. En effet, dans la suite de ce passage, Montaigne dit être particulièrement beau joueur lorsque, piqué, il ne parvient pas à rencontrer, comme le dit le XVIe siècle, c’est-à -dire à rétorquer au trait de son interlocuteur par un mot spirituel :
« (…) j’endure la revenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi, sans alteration. Et à la charge qu’on me faict, si je n’ay dequoy repartir brusquement sur le champ, je ne vay pas m’amusant à suivre cette pointe, d’une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté : je la laisse passer et, baissant joyeusement les oreilles, remets d’en avoir ma raison à quelque heure meilleure. N’est pas marchant qui tousjours gaigne.  »
Le devis, assimilé à un jeu profitable, suppose que les interlocuteurs résistent à l’emportement, à « l’importune cholere  », puisque les échanges reposent sur un principe ludique de collaboration verbale. Ce refus de l’« opiniastreté  », et donc de la philautie, est à rapprocher du cadre amical et familier qui préside à ces échanges : le devis est à nouveau conditionné par des liens de sociabilité particuliers. En tant qu’exercice de l’esprit, le « devis pointu  » s’aiguise d’autant plus qu’il suscite des rapports d’heureuse conflictualité entre les interlocuteurs. On comprend mieux, dès lors, pourquoi Montaigne en vient à englober ce type de conversation à la fin d’un chapitre consacré à l’art de conférer : le refus de l’opiniâtreté, le goà »t pour la « contradiction  », c’est-à -dire l’objection, voire pour une certaine agressivité influencée par l’amitié virile cicéronienne, le désir d’être mis à l’épreuve par autrui, ou encore la nécessité de s’exprimer librement, constituent autant de composantes de la conference dite sérieuse, décrite dans la première partie du chapitre. Il semble donc que la pratique conversationnelle du devis travaille de l’intérieur la docte conférence : Béatrice Périgot rappelle par exemple qu’à la différence de la dispute médiévale, la conférence est pour Montaigne un entretien strictement privé. En retour, la rudesse et le caractère masculin de la conférence se retrouvent dans les devis pointus, et dessinent un modèle conversationnel assez singulier, très différent de l’archétype italien de la conversation civile [71]. Au risque de grossir le trait, nous dirons qu’une joute verbale à la fois mordante et joyeuse se substitue à l’harmonie feutrée des cabinets italiens.
– Devis et facétie
Dans l’« Avis aux envieux de ne pas censurer le ton léger des Facéties  », qui fait office de préface aux Facéties du Pogge, les récits sont dénommés confabulationes et non facetiae : l’auteur suggère que la facétie est indissociable des conditions orales du conte, et notamment de l’acte de narration lui-même qui suppose la présence d’un groupe. Or dans le Dictionarium Latinogallicum de Robert Estienne, comme dans le Thresor de Nicot, le substantif latin confabulatio est traduit par devis : à l’idée de partage de la parole, suggérée par le préfixe con-, fait écho celle de division de la parole, inscrite dans l’étymologie du mot devis. Il pourrait s’agir d’une simple coïncidence, mais l’on conviendra que la facétie poggienne, par sa simplicité (nullus ornatus, écrit le Pogge), sa brièveté, et l’inscription sociale qu’elle présuppose, n’est pas sans rappeler la pratique de la conversation : le conte facétieux se transmet, se partage, et constitue en définitive, tout comme les devis, un acte d’interlocution. A ces points communs d’ordre stylistique et énonciatif, il faut ajouter une remarque plus lexicale : le mot devis se retrouve fréquemment associé à l’adjectif facétieux, notamment dans la seconde moitié du siècle. Nombreux sont les critiques à avoir vu dans le titre du recueil narratif de Des Périers, Nouvelles Recréations et Joyeux Devis, une allusion à l’expression italienne facezie e motti, qui renvoie à la célèbre bipartition, héritée du De Oratore de Cicéron, entre les contes facétieux et les bons mots (au sens de saillies spirituelles) [72]. Ajoutons que paraissent en 1549, à Paris, chez Jean Réal, Les Fascetieux Devitz des Cent Nouvelles nouvelles du mystérieux La Motte Roullant [73]. Selon Gabriel-André Pérouse, le titre du recueil signifierait approximativement « Plaisants propos extraits des Cent Nouvelles nouvelles  » [74]. Le livre se propose d’adapter des récits extraits des Cent Nouvelles nouvelles bourguignonnes (1462), notamment de les élaguer en supprimant des détails jugés inutiles mais aussi, ce qui paraît plus étonnant, maints passages dialogués. Le devis, minoré dans le contenu du livre, n’en est pas oublié pour autant : dans l’épître exhortative, l’auteur préconise la lecture du texte aux gentilshommes qui emploient leur jeunesse « à deviser joyeusement avecques les dames et Damoyselles  » et leur dédie ces nouvelles pour les « exciter à rire et gaudir gallantement  » et pour « alonger les beaulx propos  » qu’ils ont coutume de tenir avec leurs « mignonnes et gorgiases valentines  » [75].
Dans le recueil de la Motte Roullant, le mot devis constitue un synonyme approximatif de nouvelle (en tant qu’elle suscite une transmission oralisée) [76], et l’adjectif « Fascetieux  » est à prendre dans son sens le plus large : il ne renvoie ni à la facétie rhétorique chère à Cicéron et Quintilien, ni à la facétie plus « littéraire  », d’inspiration italienne, pratiquée entre autres par Le Pogge. Le « Fascetieux  » désigne moins le genre littéraire de la facétie qu’un registre plaisant, sinon gaillard, propre à la tradition gauloise des Cent Nouvelles nouvelles. Un tel emploi est révélateur du caractère syncrétique de la facétie française du XVIe siècle : depuis la réception des Facéties du Pogge, le genre a été mêlé à une autre tradition, celle de la farce et des fabliaux du Moyen-Âge, ou de textes comme Till Eulenspiegel. L’association du devis et de la facétie n’en est pas moins riche d’enseignements : le devis, par sa liberté de ton, sa capacité à accueillir les sujets les plus humbles, fait bon ménage avec la notion de divertissement, et suscite volontiers le rire.
Cette veine du facétieux devis est sans doute à rapprocher du dialogue lucianesque. Dans l’opuscule intitulé A celui qui a dit : « Tu es un Prométhée en discours  », Lucien de Samosate avait tâché de penser la rencontre de la comédie et du dialogue philosophique : il s’agissait de « conjoindre  », d’« adapter ensemble  », les « risees  » et les « brocards  » de celle-là aux « devis fort honnestes  » de celui-ci [77]. L’auteur réunissait donc deux genres, le dialogue et le théâtre, mais aussi deux registres fort différents [78]. Cet héritage lucianesque a influencé des « dialogues  » majeurs de la Renaissance, à commencer par le Cymbalum Mundi attribué à Des Périers (1537) ainsi que Les Dialogues non moins profitables que facetieux de Jacques Tahureau (1565). Ces deux textes, d’ailleurs fort différents, sont considérés à juste titre comme des dialogues à la fois satiriques et « philosophiques  », car les échanges représentés ont une fonction critique et peuvent porter sur des idées générales. Ils constituent tout autant des devis facétieux. Les Dialogues de Tahureau, aussi dialectiques et ambitieux soient-ils, incluent fréquemment une matière narrative plaisante, tandis que certains échanges du Cymbalum mundi ne recherchent pas ouvertement des vérités, mais ont une visée nettement pragmatique : tel dialogue peut servir à dissimuler les intentions du locuteur pour mieux préparer un bon tour [79]. Dans ce dernier ouvrage, le dialoguiste se plaît à introduire, au sein de devis quotidiens, une série d’éléments perturbateurs liés à l’irruption de Mercure dans la société des hommes [80]. Selon les approches critiques, on sera plus sensible au caractère philosophique (et allégorique) des échanges ou à leur dimension facétieuse, aux relations intersubjectives qu’ils représentent : par exemple, Ruxandra I. Vulcan remarque que les bonnes manières sont de simples instruments de diversion dans des échanges où toute urbanitas est bafouée. Selon elle, le Cymbalum Mundi « en arrive à peindre l’envers du dialogue, fin de toute entente, de tout désir de coopération et méconnaissance du juste milieu dans les rapports sociaux » [81]. Les joyeux devis, de par leur plasticité, leur propension à exprimer la conflictualité, se logent peut-être précisément dans cet envers du dialogue. À une lecture pessimiste de l’œuvre, qui ferait de la cymbale du monde l’image paulinienne (1 Cor. 13) du tintamarre des discours humains étrangers à la vérité comme à la charité, certains critiques, comme Daniel Ménager [82], ont opposé une lecture plus facétieuse : source de plaisir, cette cymbale répercuterait bel et bien la diversité des babillages humains, aussi frivoles soient-ils.
Conclusion
Au terme de cette étude, il semble que le caractère protéiforme du devis soit vérifié. L’enquête lexicale a montré combien devis et deviser pouvaient être polysémiques. Le mot devis, comme la notion, résistent décidément à toute théorisation trop systématique. Pourtant, le relevé (non exhaustif, il va de soi) des occurrences du mot dans la littérature narrative et dialogale du XVIe siècle montre que le devis a une gamme d’emplois privilégiés, ce dont témoignent certaines expressions récurrentes comme « menus devis  », « privés devis  », « devis amoureux  », ou encore « fascetieux devis  ». Le devis n’est pas le privilège d’un groupe social, puisque sa version mondaine cohabite avec des conversations plus rustiques. Pourtant, cette forme accueille volontiers des échanges jugés indignes de figurer dans les dialogues dits philosophiques du XVIe siècle, pour leur frivolité, leur vacuité, ou encore leur caractère licencieux. Le devis désigne fréquemment des dialogues insérés dans des textes narratifs, ce qui souligne une autre de ses spécificités : sa capacité à figurer dans des ouvrages autres que le genre du dialogue proprement dit. En s’introduisant au sein de récits, et bien souvent de récits brefs, il entretient des liens privilégiés avec le monde des actions : il met en évidence les liens de sociabilité qui unissent et/ou opposent les hommes, en accordant une place singulière à l’ingéniosité humaine et aux bons mots. Dans les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis, le devis facétieux manipule les apparences, truque le réel, en redessinant les liens conventionnels qui unissent les faits et les dits. Enfin, le devis, de par sa plasticité, favorise le mélange des genres et des registres, mélange qui culmine dans les « discours bigarrez  » de la fin du siècle [83] : cette vogue des devis bigarrés, aussi imparfaits et éphémères soient-ils, constitue une donnée essentielle pour éclairer l’évolution du genre du dialogue et de la nouvelle à la fin du XVIe siècle.
Pourtant, on montrerait aisément que le mot dialogue ne renvoie pas uniquement, au XVIe siècle, au dialogue d’idées, d’inspiration dialectique. Les « dialogues  » peuvent aussi être « facetieux  », ou inclure des développements narratifs, comme le rappelle par exemple Tahureau. Il nous faut donc revenir sur la prétendue frontière notionnelle qui séparerait le dialogue du devis : bien que les deux substantifs ne soient pas rigoureusement synonymes, puisque chacun a ses acceptions privilégiées, le devis ne doit pas être conçu comme l’autre du dialogue, son « opposite  », mais peut-être comme une composante de ce dernier, comme une donnée qui « travaille  » de l’intérieur tout dialogue. Étudier les divers devis du XVIe siècle permet en définitive d’éclairer le genre du dialogue, d’en exhiber certaines caractéristiques. C’est d’ailleurs par la notion de conversation que R.I. Vulcan semble singulariser le dialogue humaniste, face à la dispute médiévale : à la Renaissance, écrit-elle, « il se dégage brusquement une entité clairement définie, faite de discussion d’idées sur un mode d’échange familier : la conversation.  » [84] Le devis révélerait donc une des particularités du dialogue de la Renaissance : instrument d’investigation de la vérité, il est aussi rituel de sociabilité, lieu d’échange convivial et souvent conflictuel.
[1] Emmanuel Godo, Histoire de la conversation, Paris, PUF, Perspectives littéraires, 2003, p.41.
[2] Gabriel Chappuys et François de Belleforest publient leur traduction respective la même année, en 1579, à Paris.
[3] Selon le Dictionnaire historique de la langue française, les mots devis et deviser existent en français depuis le XIIe siècle. Deviser signifie alors raconter, organiser, diviser. (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1994. tome 1 A-L).
[4] Les premiers salons en date se développent en France au XVIe siècle, notamment celui de Jean de Morel à Paris et celui de Mesdames des Roches à Poitiers.
Sur la conversation à l’âge classique, voir D. Denis, La Muse galante, poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997.
[5] Noë l du Fail, Propos rustiques, éd. Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, Textes littéraires français, 1994, p. 50.
[6] L’expression est employée par Jean Céard dans le chapitre intitulé « La forme du dialogue  », Précis de littérature française du XVIe siècle, sous la direction de Robert Aulotte, Paris, PUF, 1991, p. 164 sqq.
[7] Sur le dialogue italien de la Renaissance, voir Mustapha Kémal Bénouis, Le Dialogue philosophique dans la littérature française du seizième siècle, The Hague, Paris, Mouton, 1976 ; et surtout, Anne Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, Ecriture, 2001.
[8] Thomas Sébillet, dans l’Art poétique françois, consacre un bref développement au dialogue poétique et au « style prosomilitique, c’est-à -dire confabulatoire  ». Parmi les espèces du dialogue, il inclut l’églogue, la moralité et la farce. (Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, Le Livre de poche, p. 129-131). Il faut également citer le De optimo genere disputandi colloquendique (1551) de Simon de Vallambert, mais selon Béatrice Périgot, le théoricien s’intéresse davantage à la méthode disputative qu’au genre du dialogue, les mots disputare et colloqui fonctionnant comme des doublets. Voir Béatrice Périgot, « Le dialogue théorisé au XVIe siècle : émergence d’un genre entre dialectique et littérature.  » Loxias, Loxias 4, mis en ligne le 15 mars 2004 (disponible sur le site http:// revel.unice.fr/loxias).
[9] Notons qu’une autre adaptation de ce texte, proposée par le mystérieux T.D.C. s’intitule Notable Discours (1577), ce qui suggérerait une équivalence notionnelle entre dialogue et discours.
[10] Le Tasse, Discours sur le dialogue, traduction de Florence Vuillemier, notes de Guido Baldassari, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 76. Il affirme par exemple que si le dialogue n’a pas besoin des vers, c’est que « les syllogismes et les inductions, les enthymèmes et les exemples ne sauraient être convenablement mis en vers  ». (p. 72) Se développe dans le courant du XVIe siècle une dialectique proprement humaniste, grâce au De Inventione dialectica de R. Agricola, à la dialectique de Philippe Melanchton, et à celle de Ramus.
[11] C’est la thèse d’Eva Kushner, s’appuyant notamment sur les dialogues de Palissy, dans l’article intitulé « Le dialogue de 1580 à 1630  » (L’Automne de la Renaissance, 1580-1630, actes du colloque de Tours de 1979, réunis par J. Lafond et A. Stegmann, Paris, Vrin, 1981).
[12] Ruxandra Irina Vulcan, Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre 1515 et 1550, Ars Rhetorica 7, Hamburg, 1996, p. 46-48.
[13] Philippe de Vigneulles compose les Cent Nouvelles nouvelles dans les années 1514-1515. Il rassemble des anecdotes ou faits divers qu’il prétend véridiques et qu’il inscrit dans le cadre messin.
[14] Philippe de Vigneulles, Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. Charles H. Livingston, Genève, Droz, 1972, respectivement p. 129 et p. 354. Bien d’autres occurrences figurent dans le recueil, notamment « deviser de pluseurs choses  » (Nouvelle 71, p. 287), « Aprés se print encor à deviser à luy de tant d’aultrez fredaines en l’entretenant en parolle tellement qu’il estoit desja bien tart  » (Nouvelle 91, p. 356)
[15] « Et en devisant et quaquetant, desmembrairent ces dammes de perdris et sans en faire non plus d’estime nes que se ce fut estez du lair, les ont mangié et devourez sans oncques en presenter à leur hostesse ne pied ny esle. (…) Ce temps pendant la pluye vint, par quoy les bonnes commeres ne se peurent bougier par tout le jour, ains se prindrent à deviser et à quaqueter et tousjours ruer hault sur la buce.  » (Ibid., p. 354-5)
[16] Il s’agit bien entendu d’une ancienne topique que l’on retrouve notamment chez les dramaturges comiques et les moralistes de l’Antiquité. Les Caquets de l’accouchée paraissent anonymement en 1622 et sont réunis en recueil en 1623. Guillaume Bouchet, dans les Serées, définit ainsi le babillage : « appellons babiller, quand on ne sçait ce qu’on dit, quand ce qu’on dit ne sert à rien, & qu’on ne s’entend point.  » (Guillaume Bouchet, Les Serées, éd. C.-E. Roybet, reprint de l’édition Lemerre 1873-1882, Genève, Slatkine Reprints, 1969, II, 263-4)
[17] Les Evangiles des Quenouilles, éd. Madeleine Jeay, Montréal-Paris, Presses de l’Université de Montréal-Vrin, 1985, p. 79. Il n’est pas anodin que le narrateur ait coutume de « deviser  » avec sa voisine, avant de se faire le secrétaire des commères, et de rapporter des « devis  » strictement féminins. Ce double emploi du verbe deviser emblématise les rapports ambivalents que le narrateur entretient avec le groupe des devisantes, puisqu’il est intégré à la compagnie tout en se maintenant à l’écart, aux marges de celle-ci. Comme l’écrit Michel Jourde, les Evangiles des Quenouilles seraient « à la fois, et indissociablement, une entreprise d’enregistrement et de mise à distance.  » (« Redire ce qu’a dit l’idiot : enjeux d’un dispositif narratif au XVIe siècle  », Sottise et ineptie, de la Renaissance aux Lumières, Littérales n°34/35, 2004, p. 303).
[18] Notons que ce « Sr Rodolphe  » apparaissait déjà dans la deuxième apresdisnée. Il ne parlait alors que « de prendre party avec une fille  » et se réjouissait fort d’avoir « peu imprimer dans son imaginative l’idée nociere  ». On ne reconnaît guère le misogyne de la cinquième apresdisnée, à croire que le sieur Galéas avait vu juste, lorsqu’il prophétisait, à la toute fin de ce deuxième chapitre : « Si le Sr Rodolphe y prend pied, voila ce pauvre homme perdu ; il prendra tellement à desdain les femmes que leur presence luy fera perdre la vie.  » (Après-disnées, in Å’uvres du Seigneur de Cholières, éd. Tricotel, Bassac, Plein chant, 1994, tome II, chapitre II, p 64 et p. 108).
[19] Ibid., chapitre V, p. 198.
[20] François Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, éd. Michel Renaud, Paris, Gallimard, Folio classique, 2006, p. 81. S’ensuit un bon mot : « A ces dernières paroles, un jeune chantre dit à un monsieur : ‘Véritablement, monsieur, vous en avez un belle sur les épaules.’  »
[21] François Rabelais, Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 246. Remarquons encore que l’emploi du verbe deviser permet à Rabelais de ne pas détailler le contenu des conversations en question. Précisons que la plupart des occurrences du verbe deviser, chez Rabelais, figurent dans le Quart Livre.
[22] Pierre de Ronsard, Les Amours et Les Folastries, éd. André Gendre, Le Livre de Poche, Paris, 1993, Chanson, p. 449.
[23] Une des rares occurrences du mot « deviser  » (manifestement la seule, si l’on excepte les notices en début de journées) à figurer dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre se trouve dans la treizième nouvelle : « Et, quant tous leurs gens estoient retirez, envoyoient querir le cappitaine, et devisoient là du voyage de Jerusalem, où souvent le bon homme en grande devotion s’endormoit.  » (éd. M. François, Classiques Garnier, Paris, 2005, p. 99.) Cette nouvelle réinvestit le motif du triangle amoureux cher au genre de la nouvelle, entre le vieux mari, sa belle épouse, et un tiers : le devis à trois, relatif au pèlerinage de Jérusalem, cède rapidement la place, à la faveur de l’assoupissement du mari, à un devis en tête à tête que le capitaine souhaiterait amoureux.
[24] Claude de Taillemont, Discours des Champs faë z. A l’honneur, et exaltation de l’Amour et des Dames [1553], éd. Jean-Claude Arnould, Droz, Genève, 1991. On trouve notamment, dans le « Premier discours à l’honneur des dames  » :
« Puis, ayant quelque peu dansé au son du luc, retournasmes devisans à qui mieux mieux, jusqu’au verger ; à un coing duquel, et sous un des pavillons, estoit couvert pour le souper […]. Le souper fini, ceulx qui voulurent commencerent à baler, et les autres à deviser, se pourmenans au long de la tonne contiguë au pavillon, avec un plaisir et contentement indicible.  » (p. 99-100)
[25] Op. cit., p. 372. Voir aussi la soixante-dixième nouvelle, où l’on trouve un emploi du verbe deviser en contexte galant : « Et ce temps pendant celluy gallant de quoy je parle se print à deviser avec la femme de l’ostel, laquelle, comme dit est, estoit belle, jeune et tendre (…)  » (p. 283). Rappelons que l’expression « devis amoureux  » se retrouve dans plusieurs ouvrages de la Renaissance française, notamment Les Devis amoureux de Mariende et Florimonde, mère et fille d’allience, Marie de Romieu, Paris, Corrozet, 1607 (à nouveau adapté du dialogue de Piccolomini déjà cité).
[26] Bonaventure Des Périers, Nouvelles Récréations et joyeux devis, éd. K. Kasprzyk, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997, p. 31.
[27] Selon le Tasse, les dialogues « moraux  », où se discutent des questions relatives à l’action ou au refus d’agir (problemi intenti a l’elezione et la fuga) s’opposent aux débats d’idées (dialoghi speculativi) où se traitent des sujets relevant de la contemplazione (Discorso dell’arte del dialogo, éd. Ricciardi, 1585, pp. 338-339).
[28] Le Tasse, Discours sur le dialogue, éd. cit., p. 72.
[29] Voir par exemple le Devis familier d’un gentilhomme catholique françois avec un laboureur, sur la mort de Henry, troisiesme de ce nom, roy de France et de Pologne, et dépendances d’icelle, publié en 1590.
[30] Ces liens d’amitié sont rappelés dès le premier chapitre du livre :
« Il y a quelques années que m’en allant à Vienne en Autriche, fuyant les troubles de notre pays, je me détournai, non sans la conduite de Dieu, vers la ville de Liège, peu distante du chemin, en laquelle j’avais des amis qu’il me fallait aller voir, tant pour la coutume que pour le devoir d’amitié ; entre lesquels est Charles Langius, que sans faveur et feintise je puis dire le plus homme de bien et le plus savant des Flamands, qui m’ayant reçu en sa maison, n’a pas seulement allégé ma douleur par courtoisie et bienveillance, mais aussi par une sorte de discours, qui me furent profitables et qui me seront toujours salutaires.  » (Juste Lipse, De la Constance, éditions Loxias, Paris, 2000, I, 1, p. 17.)
[31] Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey – Verdun-L. Saulnier, Paris, PUF, « Quadrige  », 1988, II, X, p.415. Il s’agit d’une des rares occurrences où l’auteur distingue les mots devis et propos (mais l’on peut imaginer que Montaigne fait ainsi l’économie d’une répétition disgracieuse). Sur l’opposition entre le devis et le livre, voir infra.
[32] Le syntagme Devis d’amitié a été significativement choisi pour désigner un recueil d’articles en l’honneur de Nicole Cazauran : Devis d’amitié, mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, études réunies par Jean Lecointe, Catherine Magnien, Isabelle Pantin et Marie-Claire Thomine, Paris, Champion, 2002.
[33] Voir Marc Fumaroli, « De l’âge de l’éloquence à l’âge de la conversation : la conversion de la rhétorique humaniste dans la France du XVIIe siècle  », Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, actes du colloque de Wolfenbüttel, octobre 1991, publ. par Bernard Bray et Christophe Strosetzki, Paris, Klincksieck, 1995, p. 33 sqq.
[34] Que l’on songe au rejet de la rhétorique, exprimé par Parlamente, dans le prologue de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, et à la différence de style entre les discours insérés dans les nouvelles, à la charpente rhétorique assez traditionnelle, et les « débats  » de l’histoire-cadre, souvent enlevés, et qui suggèrent davantage la vivacité et la spontanéité de conversations « réelles  ».
[35] Sylvie Durrer propose de distinguer quatre formes de dialogues : les échanges polémique, didactique, dialectique et phatique (Le dialogue romanesque, style et structure, Genève, Droz, 1994, p. 115 sqq). A ce sujet, voir l’article de Véronique Montagne, notamment sa typologie des différents dialogues (4.-Le dialogue phatique, la « conversation  »), dans « Le dialogue au XVIème siècle : éléments de théorisation générique  », Comètes, revue des littératures d’ancien régime 1, 2004. Article disponible sur le site : www.cometes.org
[36] Philippe d’Alcripe, La Nouvelle Fabrique des excellents traicts de verité, édition critique de F. Joukovsky, Genève, 1983, p. 157, nouvelle LXXXIV. Voir aussi le début de la nouvelle XCVII intitulée « Du lignage de P. le Roux.  » : « Après souper volontiers en temps d’esté les voisins s’assemblent par trouppes pour passer le temps et deviser de plusieurs choses, ainsi que feirent ces jours derniers aucuns, lesquels, tombans de propos en autres, se mirent à parler de leurs ancestres et de leurs parens, sur lequel devis ils s’arresterent fort longtemps.  » (p. 190-191). Philippe d’Alcripe met l’accent sur la liberté de ton et de sujets permise par ces devis à bâtons rompus, ce qui n’empêche pas que la « trouppe  » choisisse finalement un sujet de conversation particulier.
[37] Dans le dernier livre de la Civile conversazione, Guazzo en vient à étudier le banquet et ses propos de table.
[38] Voir Michel Jeanneret, Des mets et des mots : banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, José Corti, 1987.
[39] Op. cit., Premier discours, p. 92.
[40] Guillaume Bouchet, Les Serées, éd. cit., « Discours de l’autheur sur son livre des Serées  », p. xxi.
[41] Bouchet le dit explicitement, dans le discours liminaire, à propos des « nourritures  » de l’esprit : « Et dequoy le sçauroit on mieux repaistre que du devis, qui se peut dire l’ame du convy ?  » (p. viii).
[42] Bénigne Poissenot, L’Esté, éd. G.-A. Pérouse et M. Simonin, Genève, Droz, 1987, Première Journée, p. 66 : « En tels et semblables devis trompans l’ennui du chemin descouvrirent le chasteau de Grussac, situé sur le pan d’une roche et ayant deux grosses tours eslevées (…)  ». Le titre donné à l’édition de 1583 souligne l’alliance des « histoires  » et des « propos  » : L’Esté contenant trois journées ou sont deduictes plusieurs histoires et propos recréatifs tenus par trois écoliers (Paris, Cl. Micard, 1583). L’association de la marche et du devis se retrouve dans maints textes narratifs de la Renaissance, depuis les exemples cités plus haut de Pantagruel et des Discours des Champs faë z jusqu’à la Nouvelle Fabrique de Philippe d’Alcripe, notamment la nouvelle XCIII : « Or estants sur le chemin, tirants vers leur hostel, commencerent à deviser de ce que la Fée leur avoit dict, et les souhaits qui leur devoient advenir par l’octroy et grande liberalité d’icelles.  » (éd. cit., p. 181).
[43] Op. cit., p. 69 : « Parmy ces gratieux devis leur chemin s’accourcissant, se trouverent près de la mer, où s’estans despouillez se baignerent quelque temps, puis revestus, après avoir fait force gambades en l’air, estans adextres et dispos de leurs personnes, se pourmenerent au serain, devisans de matieres joieuses (…).  »
Chasteaubrun déclare également dans la troisième Journée : « (…) nous aurons assez de loisir d’en deviser, retournans à la ville. » (p. 229)
[44] Le Tasse, Discours sur le dialogue, éd. cit., p.70.
[45] Matinées, Œuvres du seigneur de Cholières, t. 1, éd. cit., p. 291.
[46] Michel de Montaigne, Essais, éd. cit., I, XXVI, p. 160.
[47] Il s’agit d’une notion cruciale, notamment chez Montaigne. Dans le chapitre XXIV de Gargantua, le narrateur précise que cet « exercice  » pédagogique « combien que semblast pour le commencement difficile, en la continuation tant doulx fut, legier et delectable, que mieulx ressembloit un passetemps de roy, que l’estude d’un escholier.  » (Rabelais, Å’uvres complètes, éd. cit., p. 72).
[48] « Au commencement du repas estoit leue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses : jusques à ce qu’il eust prins son vin. Lors (si bon sembloit) on continuoit la lecture : ou commenceoient à diviser joyeusement ensemble, parlans pour les premiers moys de la vertus, proprieté, efficace, et nature, de tout ce que leur estoit servy à table. (…) Apres devisoient des leçons leues au matin, et parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, se couroit les dens avecques un trou de Lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eau fraische.  » (Ibid., ch. XXIII, p. 66).
[49] Op. cit., p. 218.
[50] Jacques Yver, Le Printemps d’Yver, Genève, Slatkine, 1970, p. 576 (reprint d’un extrait des « Vieux conteurs français  », éd. Paul Lacroix, Paris, 1841).
[51] C’est ainsi que Béatrice Périgot définit la question dilemmatique dans la première partie de Dialectique et littérature : Les avatars de la dispute entre Moyen-Âge et Renaissance, Paris, Champion, 2005.
[52] Cholières, Apresdisnees, éd. cit., p. 66-67.
[53] Voir notamment ce qu’en dit Michael Screech dans son Rabelais (Paris, Gallimard, NRF, 1992, p. 100).
[54] Essais, éd. cit., III, 11, p. 1033.
[55] Mikhail Bakhtine, Poétique de Dostoïevski, éditions du Seuil, Pierres Vives, 1970, p. 155.
[56] Pour une mise au point sur le sens des mots « contes  » et « discours  » à la Renaissance, voir l’ouvrage de Marie-Claire Thomine, Noë l Du Fail conteur, Paris, H. Champion, 2001, p. 74 sqq.
[57] Le linguiste présente l’énonciation historique comme « présentation des faits survenus à un certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans son récit  » (p. 239). Il l’oppose au plan du « discours  » dans son acception la plus large : « toute énonciation supposant un locuteur et un auditoire, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. C’est d’abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation la plus triviale à la harangue la plus ornée. Mais c’est aussi la masse des écrits qui reproduisent des discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins.  » (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.1, Paris, Gallimard, Tel, 1966, p. 242).
[58] En témoignent par exemple les différentes occurrences du mot nouvelle dans L’Heptaméron. Voir également l’article de G.-A. Pérouse, « Des nouvelles vrayes comme evangile  », in La Nouvelle, Définitions, Transformations, actes du colloque de Lille, coll. UL3, Presses Universitaires de Lille, 1990.
[59] Gabriel-André Pérouse, Nouvelles françaises du XVIe siècle, images de la vie du temps, Genève, Droz, 1977, p. 107.
[60] Op. cit., centième nouvelle, p. 408-9. C’est moi qui souligne.
[61] Nous ne nous étendons pas sur la place des devis dans les recueils comportant une histoire-cadre. Cette question a été déjà amplement étudiée, notamment par Madeleine Jeay, dans Donner la parole : l’histoire-cadre dans les recueils de nouvelles des XVe- XVIe siècles, « Le Moyen français  » 31, Montréal, éd. CERES, 1992.
[62] Les devisants n’utilisent pas le mot « devis  » pour désigner leurs échanges. Au contraire, ils emploient fréquemment, dans les nouvelles, comme dans les discussions qui suivent, le substantif « débat  » et ses dérivés. Dans la bouche des devisants, le débat ne renvoie pas simplement à la tradition médiévale de la dispute pro et contra sur une question précise : plus généralement, il dit le caractère conflictuel des échanges. Dagoucin s’étonne du « grand debat  » qu’il a émeu (Nouvelle 13, éd. cit., p. 95) tandis que Oisille, par exemple, loue l’absence de graves conflits à la fin de la cinquième journée : « parquoy, allons-nous en louer Dieu, dont ceste Journée est passée sans plus grand debat.  » (p. 326). Le verbe débattre se retrouve fréquemment en fin de journées (à la fin des journées 3, 5, 6 et 7) lorsque les devisants font le bilan des échanges de l’après-midi. Il scande donc littéralement la lecture de L’Heptaméron. Mais comment expliquer la quasi-absence du mot « devis  », à l’exception des courts sommaires rédigés en tête de chaque nouvelle et de chaque journée par Adrien de Thou ? Elle est, me semble-t-il, liée au caractère souvent voilé, implicite, des allusions d’ordre personnel (le plus souvent amoureux) au sein des échanges entre devisants. Fréquemment, sous le débat impersonnel se cachent les « devis  » les plus intimes. La fin de la septième journée le montre bien : « ‘N’en ayez poinct de paour, dist Hircan, car vous ne morrez poinct d’une telle fiebvre. – Non plus, dit Nomerfide, que vous ne vous tuerez, après avoir congneu votre offence.’ Parlamente, qui se doubtoit le debat estre à ses despens, leur dist, en riant : ‘C’est assez que deux soient mortz d’amour (…)’  » (p. 420). Parlamente ne s’y trompe pas : en s’échangeant des piques, Normerfide et Hircan instrumentalisent le « debat  » commun et l’infléchissent vers des devis plus intimes.
[63] Les Neuf Matinées de Cholières, publiées en 1585, réunies aux Apres-disnees (1587), deviennent en 1610, par les soins du libraire Antoine du Breuil qui opère d’importants remaniements, les Contes et discours bigarrez du sieur de Cholières, desduits en neuf matinées et és apres-disnées du carnaval : c’est ce syntagme de « discours bigarré  » que reprend Gabriel-André Pérouse dans ses Nouvelles françaises du XVIe siècle : images de la vie du temps.
[64] L’expression est employée par Michel Simonin dans un article intitulé « Un conteur tenté par le savoir : Guillaume Bouchet correcteur de sa IIIème Serée  » (La Nouvelle française à la Renaissance, dir. Lionello Sozzi, Paris, Champion, 1981, p. 587-605.)
[65] André Tournon et Jean-Luc Ristori, « Les ‘rencontres’ de Verville, ou le jeu de l’esprit et du hasard  », Poétiques du burlesque, actes du colloque internat du Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines de l’Université Blaise Pascal, 22-24 février 1996, édité par Dominique Bertrand, Paris, Champion, 1998, p. 185 (l’expression est employée par André Tournon).
[66] Notons que la matière narrative, en se diluant dans les propos, n’en disparaît pas pour autant (à l’exception peut-être des Matinées et Aprèsdisnées de Cholières, où elle occupe une place très marginale). Les nouvelles et autres anecdotes facétieuses sont omniprésentes dans des recueils comme les Serées, même si elles sont fréquemment résumées par l’auteur ou réduites à un bon mot.
[67] Marc Fumaroli conçoit la conversation comme un « genre littéraire gigogne, englobant une foule de microgenres oraux (la pointe épigrammatique, le récit bref et vif, l’échange stichomythique de répliques) et de genres écrits (correspondance, Mémoires, romans inscrits dans un dialogue ou retrouvant le ton parlé, voire les genres poétiques de circonstance) ; un genre par ailleurs amphibie, puisque se jouant sur le double registre de l’oral et de l’écrit, de l’improvisation parlée, de la lecture et de l’écriture ; un genre encyclopédique enfin, car la conversation d’ascendance platonicienne, comme la vraie littérature, porte de omni re scibili et quibusdam aliis, de la grammaire à la critique, de la politique à la métaphysique, du fait divers ou du potin à la morale.  » (art. cit., p. 690).
[68] Op. cit. p. 938.
[69] Sur le caractère formel de cette recherche et le paradoxe d’une recherche de la vérité qui ne postule pas l’existence d’une vérité accessible aux hommes par le dialogue, voir à nouveau Béatrice Périgot, Dialectique et littérature : Les avatars de la dispute entre Moyen-Âge et Renaissance, éd. cit..
[70] Cette capacité à accepter l’honnête raillerie, sans se mettre en colère, participe d’une sorte d’éthique facétieuse, qui n’est pas si éloignée d’un certain pantagruélisme. Voir à ce sujet l’ouvrage de Guy Demerson, Humanisme et facétie : quinze études sur Rabelais, Orléans, Paradigme, L’atelier de la Renaissance, 1994.
[71] Montaigne n’en associe pas moins la recherche de la « connaissance  » à la civilité. Si l’établissement d’une harmonie sociale n’est pas vraiment l’objectif de la conférence (l’auteur aime à discourir, mais « c’est avec peu d’hommes, et pour moy  », p. 923), il ne se désintéresse pas, loin de là , de la sociabilité. Il précise par exemple que, suite à certaines critiques, il a parfois corrigé des passages de ses écrits « plus par raison de civilité, que par raison d’amendement : aymant à gratifier et nourrir la liberté de m’advertir par la facilité de ceder.  » (Essais, op. cit., p. 924). Dans le cas présent, la liberté de parole importe davantage que la vérité proprement dite. Montaigne se comporte alors avec « civilité  » : bien qu’une telle attitude permette à terme d’être corrigé par les justes critiques d’autrui, et donc de servir une forme de vérité, elle donne incontestablement naissance à un certain idéal social.
[72] Il s’agit de l’opposition entre cavillatio, la plaisanterie répandue également sur l’ensemble du discours, et dicacitas, qui consiste en des traits vifs et courts (Cicéron, De l’orateur, éd. Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1950, II, LIV, §217.)
[73] Le titre intégral du recueil est le suivant : Les Fascetieux Devitz des Cent Nouvelles nouvelles, tres recreatives et fort exemplaires pour resveiller les bons espritz Françoys, veuz et remis en leur naturel par le seigneur de la Motte Roullant, Lyonnois, homme tresdocte et bien renommé. En 1612 paraissent également les Facetieux Devis et Plaisants Contes de Nicolas Le Moulinet, recueil largement influencé par La Nouvelle Fabrique de Ph. d’Alcripe.
[74] Gabriel-André Pérouse, Nouvelles françaises du XVIe siècle, images de la vie du temps, éd. cit., p. 108.
[75] L’auteur s’inspire manifestement du début du prologue de Pantagruel, lorsqu’il s’adresse au « grand public  » : « je vous supplie que ces fascetieux devitz vous lisiez et iceulx retenez de bonne affection, au travail de vostre corps en vostre noble memoire, et vous mesmes monstrez envers les dames et autres bonnes compagnies qu’en avez entendu quelque chose, à fin qu’en après le tout leu vous soyez digne d’estre appellé le parangon des dames, beau deviseur, et le plaisant valentin.  »
[76] Voir Roger Dubuis, « Traduttore, traditore : l’affaire La Motte Roullant  », Conteurs et romanciers de la Renaissance, mélanges offerts à Gabriel-André Pérouse, éd. James Dauphiné et Béatrice Périgot, Paris, Champion, 1997, p. 173-187.
[77] Les Å’uvres de Lucien de Samosate, traduction Filbert Bretin, A. Langelier, Paris, 1582, p. 7.
[78] Sur le genre dramatique du dialogue, voir J.-C. Aubailly, Le Monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques du moyen âge au début du XVIe siècle, Paris, Champion, 1976.
[79] Le motif du trompeur trompé se retrouve à plusieurs reprises dans le texte. Dès le début du livre, Mercure joue un bon tour aux hommes en subtilisant la statue, mais les hommes le lui rendent bientôt en lui dérobant le Livre de Jupiter.
[80] Sur la présence de la « langue de la rue  » dans le Cymbalum Mundi, voir Trevor Peach, « La théâtralité du Cymbalum Mundi  », Renaissance Reflections, Essays in memory of C.A. Mayer, Paris, Champion, 2002, p. 145-159.
[81] R. I. Vulcan, op. cit., p. 178-179.
[82] Daniel Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995, p. 114 : « C’est le rire qui constitue l’unité de l’œuvre.  »
[83] Marie-Claire Thomine a étudié le mélange des genres et des registres dans le récit bref de la Renaissance, à l’occasion d’un article intitulé « Mélange, bigarrure, farcissure : les conceptions de l’hybride dans le récit bref au XVIe siècle  », Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, actes du colloque de Nice d’octobre 2005, Baby H. (éd.), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 73-90.
[84] Ruxandra Irina Vulcan, « Les nouveautés du dialogue humaniste : exégèse et conversation  », Genre et société, sous la dir. de Francine Wild, Nancy, Presse de l’Université de Nancy 2, 2000, 2 tomes, t. I, p. 42.
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