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L’Extase des religieuses et les sciences de la Renaissance

mercredi 23 mai 2007, par Antoine Roullet

Le regard scientifique sur les phénomènes extraordinaires liés à la prière est un bon observatoire de la ligne de partage mouvante entre nature et surnature au XVIe siècle.

L’historiographie des pratiques corporelles dévotes, des interprétations, des discours et des images religieuses du corps dans leurs liens avec le discours scientifique est encore largement en friche, bien que ce thème ait été maintes fois abordé. Fascinés par les récits d’extase, les scientifiques se sont penchés dès le XIXe siècle sur l’explication des phénomènes surnaturels liés à la prière. On publie à Paris en 1854, en 3 tomes, La Mystique divine, naturelle et diabolique, traduction d’un ouvrage de J. Görres, paru en 1836 à Munich, qui selon son traducteur cherchait déjà « dans l’étude anatomique et physiologique de l’’homme la base physique ou naturelle des phénomènes mystiques » [1]. Imprégnée à la fois de médecine et de la fascination du romantisme pour le surnaturel, l’œuvre de Görres qui eut une grande influence en France [2] se voulait une étude quasi exhaustive de la mystique et de ses conséquences corporelles. Cette approche qui embrasse d’un seul regard la mystique et la littérature ascétique, souvent à partir de ses manifestations surnaturelles, par delà les lieux et les époques, a
ses héritiers, portés par les évolutions de la science [3] et l’ouverture à d’autres champs culturels [4]. Mais quelle que soit l’échelle géographique ou temporelle retenue pour ces études, c’est semble-t-il toujours l’aspect surnaturel et la fascination pour l’étrange qui prennent le dessus, avec la volonté d’expliquer scientifiquement des comportements "anormaux" [5], sans toujours éviter l’anachronisme. Récemment encore, des chercheurs américains tentaient de localiser dans le lobe temporal du cerveau le lieu physiologique de la prière [6].

L’utilisation du savoir médical et scientifique d’aujourd’hui dans l’étude des phénomènes que la société du XVIe siècle considère comme "surnaturels" - un terme qui ne recouvre pas pour eux la même réalité que nous -, si elle est extrêmement intéressante pour comprendre les événements contemporains qui pourraient s’y apparenter, doit être utilisée avec précaution quand il s’agit de comprendre une époque dans son propre contexte, au sens où Lucien Febvre l’entendait, en la rendant intelligible non par rapport à nous, mais par rapport à elle-même [7]. On voudrait ici donner un aperçu rapide des rapports entre le corps surnaturel et le savoir médical et scientifique dans les milieux religieux réguliers au XVIe siècle, qui permette d’appréhender, presque quatre siècle avant Charcot, un regard médical ou scientifique sur le corps en prière. À l’époque, la science (médecine ou "philosophie de la nature", c’est à dire ce que nous appellerions aujourd’hui les sciences physiques) éclaire les phénomènes mystiques sans qu’on y voit nécessairement un travail de dévoilement sacrilège, la distinction et l’opposition entre science et foi étant partiellement anachronique pour l’époque. Cet article voudrait prendre les descriptions de l’extase comme un exemple du soutien que les discours scientifiques et théologiques peuvent s’apporter au XVIe siècle dans leur recherche de vérité, en fonction d’une notion du partage entre naturel et surnaturel très éloignée de la nôtre, et sans que naturellement on puisse réduire les relations complexes entre sciences et théologie à ce travail commun.

Les signes extérieurs de l’extase : le médecin face aux manifestations surnaturelles de la prière

L’extase se manifeste par des états extrêmement divers (catalepsie, rigidité du corps, évanouissement, pâleur ou au contraire rougeur du visage) qui ne lui en sont en rien propre, et qui pourrait tout à fait être signe d’une maladie, de telle sorte qu’une religieuse en extase est d’abord quelqu’un sur qui pèse un soupçon de maladie. Même si l’on met de côté les cas où elle tente sciemment de manipuler son entourage en feignant l’extase [8], ce qu’elle ressent peut être le signe de désordre physiologiques. L’excès de mélancolie notamment est souvent mis en avant pour débusquer les fausses extases, la fatigue extrême dans laquelle les religieuses se maintiennent, en multipliant jeûnes et veilles, en produisant un corps anémié [9] peut aussi être à elle seule source d’une fausse extase. Thérèse de Jésus (1515-1582), réformatrice du carmel, est très claire à ce sujet dans ces Fondations, à propos des fausses extases d’une bernardine : « Il y avait une religieuse fort vertueuse qui jeûnait et se donnait la discipline avec tant d’excès qu’elle tomba dans une telle faiblesse que toutes les fois qu’elle communiait ou entrait dans une ferveur encore plus grande qu’à l’ordinaire, elle s’évanouissait et demeurait durant huit ou neuf heures en cet état. Toutes les autres et elles-mêmes croyaient que c’était un ravissement » [10]

Les femmes, plus faibles et délicates, selon Thérèse de Jésus, et plus volontiers enclines à la mélancolie puisqu’elles sont par nature froides et humides, doivent faire l’objet d’une surveillance rigoureuse, et le rôle du médecin est essentiel, puisqu’en diagnostiquant la maladie, il permet de dépister une illusion due à un déséquilibre physiologique. La pénétration progressive des médecins dans la vie conventuelle est certes le signe d’une avancée de la raison scientifique dans le champ des superstitions [11], mais ce serait tomber dans l’anachronisme d’arrêter ici l’analyse, l’œil du médecin contribuant, en épurant la sphère du surnaturel, à en renforcer la force et la cohérence. Les prieures font ainsi preuve d’un savoir médical qu’elles tirent de leur fréquentation du médecin ou de leurs discussions avec leur confesseur, qui les autorise à surveiller et réprimander les religieuses qui, aiguillonnées par leur orgueil, se laisseraient à prendre les signes de leur faiblesse pour une grâce divine. Le remède réside alors dans une mortification mieux maîtrisée, soit qu’il faille épargner le corps et préserver sa santé pour ne pas mettre en danger le vie spirituelle, soit qu’il faille accentuer les mortifications pour ne pas tomber dans le péché d’orgueil.

Mais déterminer l’origine naturelle des symptômes ne suffit pas. Une fois que le médecin a prouvé par l’absurde que les phénomènes corporels de l’extase ne cachaient pas la maladie, il faut encore prouver que les phénomènes surnaturels que la médecine a permis de déceler ne sont pas l’œuvre du démon, qui sait jouer de la faiblesse physiologique pour créer le sentiment de l’extase et tromper les religieuses. Les critères ultimes de définition de l’extase ne passent donc pas par l’observation clinique du corps, mais par l’expérience des effets (sur l’âme plus que sur le corps) de l’extase sur la religieuse. Une vision qui se traduirait par un malaise, par des scrupules serait nécessairement une vision diabolique, l’extase laissant de « bons effets », que les religieuses mesurent dans leurs écrits à la durée de leur efficacité, comptée précisément en heures, jours ou semaines. Là encore entre le démoniaque et le divin, le regard du médecin, quoique de manière nettement moins sûre, peut permettre d’affiner la distinction, dans la mesure où l’intervention diabolique semble plus volontiers encline à utiliser les voies du corps, les déséquilibres du corps, l’excès de mélancolie notamment ayant souvent une origine diabolique [12].

Le médecin et le théologien jouent donc un rôle complémentaire dans la distinction laborieuse entre l’action démoniaque et l’intervention divine, distinction qui reste au final entre les mains des religieuses puisque seule la description de leurs états d’âme, une fois le travail du médecin effectué, permet aux théologiens et confesseurs de se prononcer. .

L’extase et la philosophie de la nature

Une fois la réalité de l’union divine confirmée, la description de l’extase reste tributaire du vocabulaire scientifique, empruntée cette fois plus souvent à la philosophie de la nature. La théologie range celle-ci parmi les savoirs qui peuvent aider à comprendre la révélation [13]. Le dernier traité de Jean de la Croix, la Vive Flamme d’amour (1577), fourmille de références à la philosophie aristotélicienne qui permettent d’éclairer les mécanismes physiques qui jouent dans l’extase. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’analyse détaillée de ces références et on voudrait juste en donner deux exemples.

- Les mouvements de l’âme en extase sont explicitement interprétés à la lumière de la théorie du mouvement naturel des corps. Comme la pierre, terrestre, a son lieu naturel au centre de la terre et se trouve naturellement attirée par lui, l’âme enflammée par l’Esprit Saint est attirée par son centre et monte vers lui. « Dans le langage ordinaire, nous appelons le centre le plus profond de l’âme le point le plus extrême où peut parvenir son être sa vertu, la force de son opération et de son mouvement, et qu’elle est incapable de dépasser. Ainsi en est-il du feu et de la pierre. Ils ont une vertu, un mouvement naturel et une force pour arriver au centre de leur sphère qu’ils ne peuvent pas dépasser, mais où ils ne manquent pas de parvenir et de rester, à moins d’en être empêché par quelque obstacle. (...) Or, le centre de l’âme, c’est Dieu » [14]. Bien que l’âme ne soit pas précisément un corps physique, précise Jean de la Croix, la philosophie de la nature permet de comprendre ses mouvements, et en aval ceux du corps qu’elle entraîne, l’extase rejaillissant sur le corps par autant d’effets secondaires (lumière, tremblements, suspension des sens...). Derrière cette logique, on peut faire une lecture métaphorique de certaines manifestations surnaturelles, notamment la lévitation, signe d’une âme mêlée au corps mais tellement spiritualisée et unie à dieu qu’elle l’enlève dans son mouvement vers lui, l’élément spirituel prenant le pas sur les éléments terrestres du corps humain et l’emmenant avec lui.

- la subtilisation du corps, image physique de sa spiritualisation est un autre exemple. La subtilité est un état des corps extrêmement difficile à circonscrire et à définir, qui les rapproche de la substance spirituelle. La touche de l’âme par Dieu est décrite tout au long du traité comme « subtile et délicate ». D’un point de vue élémentaire, la subtilité est associée au feu, et non à l’air, et l’embrasement de l’âme du mystique en réaction à la touche délicate de l’esprit rend compte de cette association entre le feu et la spiritualisation de l’âme, à partir de l’évaporation des eaux du péché (dans les larmes notamment), conséquence de la purification par les flammes. Il est extrêmement délicat de faire dans ces textes la part de ce qui relève pleinement de la métaphore et de ce qui relève d’une description supposée positive des états de l’âme en extase. Sans doute cette démarche de distinction est elle-même anachronique, et il faut se contenter de la relation de similitude qui s’établit entre les transformations des corps et celles de l’âme. Quoiqu’il en soit la subtilité est bien une qualité de certains corps qui semblent presque intermédiaires, à commencer par les esprits qui informent le cerveau, ou qui s’échappent au réveil par les pores inexistantes du crâne, emportant les mauvais rêves avec eux [15] et qui favorise la communication entre le corporel et le spirituel.

Dans tous les cas l’extase, qui entremêle dans une même description les états de l’âme et les états du corps, ne peut se dire et se décrire qu’à l’aide des concepts philosophiques qui, bon gré mal gré, la comprennent à partir des lois de la nature. Si le phénomène est bien extraordinaire, et si on reste probablement plus dans le registre de la comparaison que dans celui de la description, l’extase peut être au moins saisie à partir du discours scientifique.

En guise de conclusion : la porosité du naturel et du surnaturel

Lucien Febvre écrivait déja que pour les hommes du XVIe, "la communication demeure normale et incessante entre le surnaturel et le naturel" [16], mais ce qui se fait jour ici, c’est moins une communication, même importante, entre deux mondes distincts qu’une grande porosité entre les deux règnes, le surnaturel pénétrant sans cesse le naturel pour s’y manifester, quitte à se travestir et à utiliser les lois de la nature. Les deux règnes sont donc moins séparés par une frontière qu’ils ne se rencontrent dans un milieu, concept beaucoup plus adapté à la philosophie de l’époque, où ils s’entremêlent. Faute de mieux, il peut se comparer à un milieu poreux, même si l’idée de pore rend assez mal compte de la subtilité du corps, qui porte sur un état du corps dans son entier, alors que les pores supposent au contraire que les deux substances se pénètrent l’une l’autre sans véritablement se mélanger.
L’intervention divine (ou diabolique) s’il elle consiste souvent en un dépassement des lois de la nature[[ « Un fait est miraculeux, quand il dépasse l’ordre de toute la nature créée. Seul Dieu peut agir ainsi » (ST, Ia, q. 110, a. 4) écrit Thomas d’Aquin], n’est pas en rupture complète avec celles-ci. Elle en est plus tôt le grossissement, l’exagération, de sorte que la marche de la nature est rompue mais que l’action divine reste compréhensible à partir des textes scientifiques, sans pouvoir être proprement expliquée. Le surnaturel intervient au cœur de la nature, en la transformant certes, mais sans cesser de s’y conformer.

P.-S.

Pour référence : Antoine Roullet, "L’Extase et les sciences de la Renaissance", Panurge, http://panurge.org/spip.php?article15

Notes

[1GÖRRES, J., La Mystique divine, naturelle et diabolique, Paris, 1854, p. 8

[2Autre compilation très caractéristique et récemment rééditée, celle des stigmatisés par le docteur Antoine Imbert-Gourbeyre, La stigmatisation. L’extase divine et les miracles de Lourdes (1895), Grenoble, Jérôme Millon, 1996, 544 p. tout à fait dans le sillage de J. Görres

[3THURSTON, Les phénomènes corporels du mysticisme, Paris, Gallimard, 1961, 410 p.

[4YVANOFF, La chair des anges, les phénomènes corporels du mysticisme, Paris, Seuil, 2001, 402 p.

[5BASTIDE, Roger, Les Problèmes de la vie mystique (1931), Paris, PUF, 1996, 215 p. résume bien l’approche des débats dans l’entre-deux -guerres. Voir aussi le cas très étudié de Thérèse d’Avila : BARTON, Marcelo Biro , “Saint Teresa of Avila : did she have epilespsy ?”, Catholic Historical review 68, 1982, p. 581-598 et VERCELETTO, Pierre, Épilepsie et état mystique, la maladie de sainte Thérèse d’Avila, Paris, la Bruyère 2000, 82 p. ou encore, sous un autre angle les rapprochements entre ascèse et anorexie : GUINGAND, Pascal, Anorexie et inédie : une même passion du rien ?, ERES, 2004, 256 p. ou BELL, R., L’Anorexie sainte, Jeûne et Mysticisme du Moyen-Age à nos jours, Paris, PUF, 1994, 307 p. Enfin, on trouvera dans POULAT, E., L’Université devant la mystique, Paris, Salvator, 1999, 291 p. un bon aperçu des travaux universitaires sur la mystique, en France, depuis la fin du XIXe

[6Voir Le Monde, 3 septembre 2006 "Mysticisme, les nouvelles lumière neuronales"

[7FEBVRE, Lucien, Amour sacré, amour profane, autour de l’Heptaméron (1944), Paris, Gallimard, 1996, p. 15

[8Le cas le plus fameux est la dominicaine Marie de la Visitation, prieure du couvent de Lisbonne, stigmatisée dont Louis de Grenade avait écrit la vie et dont il s’est avéré qu’elle avait simulé ses extases et truqué ses stigmates. Il est très loin d’être isolé, Judith C Brown, dans Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, Paris Gallimard, 1987, 216 p. en a étudié un exemple de manière un peu approfondie, dans la Toscane du XVIIe siècle.

[9BYNUM, Caroline, Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, Paris, Éditions du Cerf, 1994, 449 p.

[10THERESE d’AVILA, F, 6, 14

[11Depuis le début du siècle, certaines voix s’élèvent contre les croyances superstitieuses et surnaturelles, notamment la sorcellerie, la possession, pour n’y voir qu’une manifestation des désordres corporels. Le cas le plus fameux est J. Wier. Il faut préciser qu ces ouvrages laissent naturellement toujours un espace pour le surnaturel.

[12Ces points de convergence entre la démonologie et la médecine sont développés notamment par Thérèse de Jésus dans les chapitres 5 et suivant de ses Fondations

[13CANO, M., De locis theologicis (Salamanque, 1563), livre X

[14Jean de la Croix, Vive Flamme d’amour (1577), Paris, Point Seuil, 1995, p. 26

[15Luis Lobera de Avila, l’un des médecins de Charles Quint, recommande de se peigner soigneusement chaque matin pour faciliter cette évacuation. Voir Lobera de Avila, Luis, Vergel de sanidad que por otro nombre se llamava : Banquete de cavalleros y orden de vivir ansi en tiempo de sanidad como de enfermedad, Alcalà de Henares, J. de Barca, 1542, fol ii

[16FEBVRE, Lucien, La Religion de Rabelais, le problème de l’incroyance au XVIe siècle (1942), Paris, Albin Michel, 2003, p. 407

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