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Éléments de bibliographie matérielle.
lundi 23 avril 2007, par
La prise en compte des données de l’histoire du livre (ce que l’on nomme la bibliographie matérielle) peut être particulièrement fructueuse pour l’étude et la compréhension globale d’un texte de la Renaissance. Cet article entend en préciser les principales modalités, et les éléments les plus directement utiles. Un deuxième article propose une application par l’étude d’un cas particulier (la première édition de L’Adolescence clémentine de Clément Marot, 1532).
Un texte est très rarement un objet immatériel, conçu complètement indépendamment de sa destination. Il rentre la plupart du temps dans le cadre d’une stratégie discursive à laquelle participe le support choisi : simple feuille, plaquette, livre (du format de poche au lourd in-folio ; manuscrit ou imprimé), etc. En ce sens, une compréhension fine d’un texte peut difficilement se passer d’une étude précise de son support, en particulier à la Renaissance (même si les problématiques restent globalement identiques pendant la totalité de l’Ancien Régime).
En effet, la période qui s’étend approximativement de 1450 à 1550 a pour singularité de constituer un siècle de profondes mutations techniques et culturelles dans le domaine de la diffusion des textes, bouleversements dont on ne trouvera pas de véritable équivalent avant l’industrialisation de la production. De l’invention de l’imprimerie (au milieu du XVe siècle, traditionnellement attribuée à Gutenberg) à la stabilisation des techniques et des conventions typographiques essentielles (au milieu du XVIe siècle), le nouveau medium s’est fait une place incontournable parmi les divers moyens de diffusion des écrits.
Précisons toutefois : l’imprimé ne se substitue pas au manuscrit, comme on l’a parfois pensé ; les deux supports fonctionnent bien plutôt en parallèle, leur usage respectif faisant rapidement l’objet d’une redéfinition et d’une spécialisation, essentiellement en fonction de la nature du texte et du public visé. Les mêmes textes peuvent d’ailleurs bénéficier en même temps des deux grands types de diffusion par l’écriture. En somme, les cent premières années de l’imprimerie correspondent peu ou prou avec le cœur de ce que l’on a coutume d’appeler, à tort ou à raison, la Renaissance.
C’est pourquoi l’étude de la diffusion imprimée à cette époque se révèle particulièrement fructueuse ; par une réflexion sur ce que peut être un support textuel, elle met en évidence les circonstances qui entourent et qui déterminent de manière plus ou mois accentuée la production littéraire au sens large. Elle permet ainsi de restituer les œuvres littéraires dans les conditions de leur production, dont les supports gardent souvent la trace, si l’on sait les observer. Il s’agit donc de passer rapidement en revue les principaux indices matériels qui peuvent éclairer la compréhension d’un texte imprimé.
Le choix du libraire et de l’imprimeur.
Il indique : des réseaux de relations (à une époque où les boutiques de libraires ou les ateliers d’imprimeur peuvent constituer des lieux de sociabilité pour les différents acteurs du marché du livre (auteurs, traducteurs, éditeurs, correcteurs : voir l’atelier parisien de Josse Bade au début du XVIe siècle, celui de Jean de Tournes à Lyon autour des années 1550, etc.) ; un type de public (les libraires/imprimeurs se concentrent souvent sur un type de production privilégié : ouvrages liturgiques, nouveautés littéraires, etc.) ; l’emplacement de leur boutique peut révéler le public visé (à Paris, celui de l’Université pour les libraires de la rue saint Jacques, ou celui du Parlement pour les libraires de l’île de la Cité).
Il sera ainsi toujours intéressant, lorsque l’on s’intéresse au contexte de publication d’une œuvre, de se reporter au catalogue du libraire qui la publie, afin de comprendre si le livre considéré s’insère au sein d’une production très homogène, ou s’il constitue une exception notable dans le commerce du libraire, dont il faudra alors chercher la raison [1].
L’obtention du privilège, sa validité.
Le privilège est une garantie légale offerte par une autorité importante (le roi par l’intermédiaire de sa chancellerie, l’un des Parlements, ou la Prévôté de Paris, ou l’un des grands officiers royaux en province (sénéchal, bailli)) à un auteur, un libraire, ou un imprimeur qui en fait la demande : il accorde à celui-ci la jouissance exclusive de la vente d’un ouvrage, avec l’interdiction aux autres acteurs du marché du livre de vendre ou d’imprimer le même texte pendant la période de validité du privilège (variable, en général de trois ans). Le premier privilège français est accordé en 1498 ; le système est profondément modifié dans la seconde moitié du XVIe siècle, puisque, pour contrôler la production de livres, l’ordonnance de Mantes rend obligatoire l’obtention d’un privilège royal pour tout ouvrage imprimé en France, l’obtention étant bien entendu soumise à la censure.
Le privilège révèle la qualité des liens entretenus par l’auteur, le libraire ou l’imprimeur avec l’autorité qui délivre le titre. Un auteur qui en fait la demande en son nom propre manifeste une conscience certaine de la propriété littéraire, pas si répandue à l’époque, au moins dans la première moitié du XVIe siècle. Les durées exceptionnelles signalent des entreprises ou des personnalités extraordinaires – par exemple le privilège royal exceptionnel de 10 ans obtenu par l’humaniste Étienne Dolet en 1538, alors qu’il vient de décider de se faire libraire, non pas pour un ouvrage donné, mais pour tout ce qu’il voudra faire imprimer [2]. Les différentes institutions qui contrôlent le marché du livre peuvent ainsi entrer en concurrence directe. On sait que les deux premiers romans de Rabelais (le Pantagruel et le Gargantua), bien que condamnés par la Sorbonne dès 1542, sont réimprimés et vendus en toute légalité avec les autres romans en 1552 puisqu’ils bénéficient d’un privilège royal obtenu en 1550 [3]
Le format du livre.
Il permet une première identification du type d’ouvrage et de sa destination principale. Du petit format (principalement les in-12°, in-16 et in-24), maniable et transportable, au grand, difficilement déplaçable (in-folio et in-4°), le format joue un rôle évident dans la façon dont le livre sera diffusé et lu. Le format dépend du nombre et de la façon dont est pliée chaque feuille : une fois pour un in-folio (2 feuillets, c’est-à-dire 4 pages), deux fois pour un in-4° (4 feuillets, 8 pages), et ainsi de suite [4]. Un livre peut changer de format au fur et à mesure de ses rééditions, selon les besoins. Le papier restant au XVIe siècle la dépense la plus importante dans la fabrication du livre (souvent plus de la moitié du coût total), le choix du format est particulièrement important (parallèlement au choix de la taille des caractères), puisqu’il détermine directement le nombre total de feuilles que nécessitera l’impression. Pour un texte identique, le choix d’un format plus petit peut diviser le nombre de feuilles nécessaires par deux ou trois. Un livre en format in-8° avec de larges marges marquera une entreprise d’édition plus luxueuse qu’un in-12° à marges réduites au minimum. Pour les mêmes raisons, les tirages dépassent rarement les 1500 exemplaires : le prix de revient de fabrication d’un livre diminue en effet très peu lorsque l’on augmente les tirages, puisque les coûts du papier et du travail de la presse restent identiques, le seul coût de composition baissant véritablement [5].
La typographie du livre (type de caractères, usages d’imprimeurs).
Il faut d’abord distinguer les spécificités locales. Alors que l’Italie adopte très vite les caractères romains (créés à partir des inscriptions épigraphiques romaines pour les majuscules et de l’écriture carolingienne pour les minuscules) et italiques (inventés par le grand imprimeur vénitien Alde Manuce en 1501), la France conserve plus longtemps la bâtarde (imitation de l’écriture de la chancellerie de la cour de Bourgogne) – et il faudrait encore distinguer les imprimeurs parisiens des lyonnais, les premiers passant bien plus rapidement au romain pour les textes en vulgaire que les autres. Le choix de la typographie indique d’emblée un type de texte : l’écriture dite « gothique de forme », très anguleuse, est réservée aux textes sacrés et aux ouvrages liturgiques ; la « gothique de somme », plus petite et moins anguleuse, est particulièrement employée pour les traités juridiques ou médicaux ; les romains sont utilisés pour l’impression des classiques de la littérature antique, alors que la bâtarde, l’écriture à laquelle le public des romans de chevalerie ou des recueils de chansons est le plus accoutumé, est l’écriture traditionnelle des ouvrages en langue vulgaire. On oppose ainsi souvent la bâtarde du populaire Pantagruel au romain et à l’italique du savant Tiers Livre, pour s’en tenir à deux ouvrages de Rabelais.
La page de titre.
La page de titre est véritablement une invention de l’imprimerie. Quasi inexistante dans les manuscrits, où le colophon (indication en fin de texte du titre de l’œuvre, du nom de l’auteur et/ou de celui du copiste, et de la date de copie,) contient la plupart des informations nécessaires, elle se développe peu à peu au tout début du XVIe siècle en partant d’Italie, pour atteindre à la fin de la première moitié du siècle une forme très proche de celle que nous lui connaissons de nos jours et devenir le principal lieu publicitaire du livre. Il est donc toujours d’intéressant d’observer la façon dont sont présentées en page de titre les informations essentielles, la prédominance éventuelle de certaines d’entre elles, la présence d’arguments publicitaires, etc. L’évolution de la page de titre s’accompagne également d’une évolution de la formulation des titres d’ouvrages, dans le sens d’une brièveté plus marquée, ou en tout cas d’une distinction plus nette d’un titre relativement court, et d’un sous-titre plus long et souvent plus explicite. La page de titre constitue souvent le lieu où s’observe le rapport de forces entre le libraire/imprimeur et l’auteur, lorsque ce dernier est directement impliqué dans l’entreprise. La façon dont l’auteur se trouve présenté est également un indice fort de sa notoriété et de son succès [6].
L’accès aux contrats d’imprimeur est bien entendu extrêmement précieux pour comprendre la nature exacte de l’entreprise de librairie, la façon dont l’impression est financée, les apports de chacun des acteurs, le tirage prévu. À défaut, la fréquence des réimpressions peut donner une idée imprécise mais parfois suggestive du succès d’un ouvrage – de même pour la présence éventuelle et la rapidité des contrefaçons.
Aux XVe et XVIe siècles (et encore bien après), le texte à imprimer est loin d’être totalement fixé avant l’impression du livre. L’auteur fournit sa copie à l’imprimeur, mais peut intervenir en permanence pour corriger certains passages, en retirer d’autres dont il jugerait finalement la publication inopportune (en particulier dans le cas d’ouvrages à caractère polémique, très soumis à l’évolution parfois très rapide des circonstances). Les fautes inévitables résultant de l’activité des typographes (les ouvriers chargés de composer l’ouvrage à partir des caractères d’imprimerie) sont également corrigées au fur et à mesure par l’auteur lui-même ou par un correcteur affecté à cette tâche : le correcteur relit les premières feuilles imprimées et signale les fautes qui sont alors corrigées directement sur la forme (plateau où l’on place toutes les pages composées à imprimer sur une même feuille). Le résultat est qu’un certain nombre de feuilles porteront des erreurs qui seront corrigées sur d’autres. Comme le procédé se répète pour l’impression de chaque feuille, et que les livres sont ensuite assemblés par le mélange des feuilles imprimées, les divers exemplaires obtenus peuvent être très différents les uns des autres, contenant tous un certain nombre d’erreurs et de corrections, mais rarement dans les mêmes combinaisons. C’est pourquoi la notion d’exemplaire est souvent aussi importante que la notion d’édition pour l’établissement d’un texte – en distinguant les principaux groupes d’exemplaires, selon leurs similarités, on parle des différents états d’une édition. La consultation d’un nombre conséquent d’exemplaires d’une même édition se révèle souvent utile pour la connaissance précise de l’histoire d’un texte et de son état idéal – la notion d’ideal copy (ou exemplaire idéal) a été développée par la critique bibliographique anglo-saxonne pour désigner cet exemplaire idéal qui ne contiendrait aucune des erreurs introduites par la fabrication du livre, et serait le miroir fidèle de l’intention de l’auteur, de l’imprimeur et du libraire. Il peut tout-à-fait n’exister aucune réalisation matérielle de cet exemplaire idéal [7].
Sur le vocabulaire codicologique (lexique qui permet de décrire les manuscrits dans leur matérialité, très souvent adapté à l’imprimerie par la suite), voir le site de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (CNRS), extrêmement complet.
Pour référence : Guillaume Berthon, "Le livre comme objet", Panurge, http://www.panurge.org/spip.php?article21
, posté le 23/04/2007.
Illustration : Giuseppe Maria Crespi, Rayons d’une bibliothèque, ca. 1725 (source : Web Gallery of Art).
[1] Voir à cet effet, outre les monographies existantes sur les libraires/imprimeurs les plus célèbres (souvent disséminées dans les revues spécialisées), les grands ouvrages de référence de bibliographie. Pour l’imprimerie lyonnaise, Henri BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise. Recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au XVIe siècle, Lyon, Brun, 1895-1921, 12 vol. Tables par G. TRICOU, Genève, Droz, 1950. Réimpression récente, Paris, F. de Nobèle, 1964, 12 vol. et tables, 1965, 1 vol. Pour Paris, Brigitte MOREAU, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du XVIe siècle, d’après les manuscrits de Philippe Renouard, Paris, Imprimerie municipale, Service des travaux historiques de la ville de Paris, 1972-, 5 volumes publiés (le volume V va jusqu’en 1540). Il existe de nombreux autres outils de travail dont on trouvera la mention dans les manuels de bibliographie et dans les ouvrages généraux tels que Henri-Jean MARTIN, Roger CHARTIER, et Jean-Pierre VIVET (dir.), Histoire de l’édition française. Le livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Promodis, 1983, t. I.
[2] Sur la question dans la première moitié du XVIe siècle, voir Elizabeth ARMSTRONG, Before Copyright. The French Book-Privilege system 1498-1526, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
[3] À l’inverse, en mars 1538, de façon étonnante, le roi contraint la Sorbonne à condamner le mystérieux Cymbalum Mundi, alors qu’elle n’y trouvait rien à redire. La faculté rend ainsi ce singulier jugement le 19 juillet 1538 : conclusum fuit quod, quamvis liber ille non continet errores expressos in Fide, tamen quia perniciosus est, ideo supprimendus (il a été conclu que ce livre, bien qu’il ne contienne l’expression d’aucune erreur contre la foi, est pourtant pernicieux et doit pour cette raison être supprimé)... Voir à ce sujet la préface de Michael Screech à l’édition du Cymbalum Mundi, Genève, Droz, 1983 (réimpression 1999), p. 4-9.
[4] L’établissement du format exact d’un livre est une tâche qui se révèle parfois plus difficile qu’il n’y paraît. Le manuel de Philip GASKELL, A New Introduction to bibliography, Oxford, Clarendon Press, 1974 est alors extrêmement précieux.
[5] Voir Jean-François GILMONT, Le Livre & ses secrets, Louvain-Genève, Droz-UCL, 2003, p. 30-31.
[6] Pour ces deux derniers points, voir en particulier Henri-Jean MARTIN, La Naissance du livre moderne (XIVe-XVIIe siècles). Mise en page et mise en texte du livre français, Avec la collaboration de Jean-Marc CHATELAIN, Isabelle DIU, Aude LE DIVIDICH et Laurent PINON, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000.
[7] Voir pour les questions d’édition de texte Roger LAUFER, Introduction à la textologie. Vérification, établissement, édition des textes, Paris, Librairie Larousse, 1972.
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