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Le "De disciplinis" de Jean-Louis Vivès (1531)

Chef-d’oeuvre de la pédagogie humaniste.

mardi 5 février 2008, par Tristan Vigliano

Il me fait grand plaisir, comme on dit au Québec, de vous présenter mes travaux sur Jean-Louis Vivès. J’espère ainsi vous faire partager quelques-uns des bonheurs que je trouve à sa lecture. Cet humaniste et évangélique, disciple d’Érasme, est né à Valence, en Espagne, vers 1492 et mort en 1540. Il nous est connu pour ses travaux d’éditeur, de philosophe, de moraliste, mais aussi de pédagogue. Son œuvre est entièrement composée en latin.

La période qui s’étend de 1529 à 1535 peut être qualifiée d’âge d’or de la pédagogie humaniste : en 1529, Érasme expose à ses lecteurs les nécessités d’une éducation précoce et libérale (De pueris statim ac liberaliter instituendis) ; puis c’est à Budé de présenter en 1532 un plan pour l’étude des lettres (De studio literarum recte et commode instituendo) et de défendre sa chère Philologie (De Philologia) ; en 1533, Jacques Sadolet dialogue avec son neveu Paul sur la manière d’élever les enfants (De liberis recte instituendis). Vivès, quant à lui, publie à Anvers, en 1531, un vaste traité sur les savoirs : le De disciplinis. Ce traité, de teneur encyclopédique, repose principalement sur deux sections : la première, Sur les causes de la corruption des arts, propose une critique de l’enseignement scolastique ; la deuxième, Comment il faut enseigner, prépare une réforme complète du système éducatif. Une troisième section, Des arts, ferait de l’ouvrage un triptyque, si elle ne se composait de livres assez indépendants les uns des autres.

Jean-Christophe Saladin, directeur du « Miroir des humanistes » aux Belles Lettres, a bien voulu me confier le soin de traduire en français ce traité (autant dire tout de suite qu’il ne présente pas les mêmes sortes de caractéristiques que le Grobianus, paru il y a deux ans dans la même collection). Cette année, je me consacre à la première section. Voici quelques textes, issus des pages déjà traduites, que j’aimerais parcourir avec vous. Les questions, suggestions, objections me sont toujours très utiles : n’hésitez pas à me contacter.

Sus à la dispute !

(Livre I : « la corruption des arts en général »)

J’ai choisi ce texte parce qu’il témoigne de la violence avec laquelle les humanistes ont attaqué leurs adversaires. Que les rhéteurs anciens aient nommé cette violence deinôsis ou bien indignatio, et qu’ils lui aient donné ses règles, n’en diminue pas la portée pour autant. Paradoxal recours à la polémique, puisque l’auteur ne cesse de dénoncer les guerres entre factions intellectuelles. Mais la force de la charge, qu’un an plus tard amplifiera le rire de Rabelais, eut raison de la citadelle scolastique, et de son exercice fétiche, la dispute. Ici se fixe en effet, pour des siècles, l’image d’un enseignement belliqueux, grotesque, vain…et largement fantasmé. Ce morceau, que j’ai dû tailler pour en faire entendre la fin, peut être tenu pour un des diamants de la prose néo-latine : à lire à haute voix. [1]

Les disputes ont aveuglé leur jugement, et pas qu’un peu. Elles existent depuis longtemps, mais étaient jadis réservées aux jeunes gens : elles servaient à éveiller en eux une vigueur intellectuelle souvent engourdie, et leur donnaient plus d’empressement à étudier, soit qu’ils voulussent avoir le dessus, soit qu’ils ne voulussent pas avoir le dessous ; elles permettaient en outre aux leçons de leurs maîtres de s’ancrer plus profondément en eux. Quand c’étaient des adultes, ou des individus plus âgés qui confrontaient leurs opinions et leurs arguments, ils ne cherchaient pas à l’emporter, mais à décortiquer la vérité. Le nom même de dispute en témoigne : la vérité était ainsi émondée (putata) et expurgée (expurgata).

Mais par la suite, on se mit à décerner des éloges à celui dont le point de vue semblait le plus juste, et à lui donner des marques de son estime. Or, ces éloges étaient souvent synonymes de richesses, de facilités. Un vil amour de l’honneur et de l’argent envahit alors le cœur des débatteurs, si bien qu’au lieu de chercher à mettre au jour la vérité, ils ne regardèrent plus qu’à la victoire, comme s’il s’agissait d’un combat. Dès qu’ils avaient dit quelque chose, ils n’en démordaient plus. Leur effort consistait à abattre l’adversaire et à le piétiner. Des esprits vils, sordides, et qui ne levaient pas le nez de ces considérations futiles et éphémères, ne se trouvèrent pas assez récompensés de leurs études par l’intelligence du bien et du vrai : ne voyant pas nettement ce que ces deux choses pouvaient être, ils n’en comprenaient pas non plus la valeur. Ils recherchèrent un gain immédiat, en termes d’argent ou de popularité. Aussi, pour que le jeu en vaille la chandelle, laissèrent-ils le public assister à leurs joutes. On aurait dit des spectateurs venus voir une pièce de théâtre.

Comme de bien entendu, puisque c’était permis, le philosophe quitta son masque, tout de gravité et de dignité, pour revêtir celui de l’histrion et faire la cabriole plus à son aise. Le public fut érigé en spectateur, en arbitre, en juge. Et ce que le flûtiste ne fait pas sur des tréteaux, le philosophe le fit dans son école, non pas pour accorder ses flûtes aux Muses (comme le recommande le maître ancien) mais uniquement pour rameuter du monde : la gloire et le profit pour les acteurs n’en seraient que plus grands. Mais quand le public est incapable de comprendre, pas besoin d’une authentique et solide instruction ! On jeta donc…de la poudre aux yeux. Voilà comment se perdit le seul chemin qui aurait mené tout droit à la vérité, tandis que s’ouvrirent les six cents voies de l’esbrouffe, sur lesquelles chacun erre égoïstement, à la recherche de son intérêt. Car il n’est infamie qui ne puisse trouver amateur.

Or, non seulement le peuple se dépêcha de croire que tout enseignement a pour fin la dispute, de même que le service militaire a pour fin le combat, mais le consensus public qui se dégageait sur ce point draina en masse les vétérans et, si je puis dire, les gueules cassées de la guéguerre scolastique, qui n’ont pas plus d’esprit ni de jugeote que la lie de la lie. Lesquels tiendraient pour superflu et stupide de ramener la philosophie à la raison, de la moraliser, de la rappeler au questionnement qui est le sien. Pour eux, le seul fruit des études, c’est de ne pas céder à l’adversaire, de l’attaquer sans trembler, de soutenir ses assauts, de connaître à fond les forces, les techniques, les pièges nécessaires pour l’anéantir. Et c’est à cette activité (noble entre toutes et éminente ô combien !) qu’on décida d’habituer l’enfant dès son plus jeune âge, de l’exercer sans répit. La dispute commence à la naissance, et ne s’arrête qu’avec la mort. Le jour même où un gamin entre à l’école, on lui demande de disputer : il apprend à se quereller qu’il ne sait pas encore parler ! En grammaire comme en poésie, comme en histoire, comme en dialectique, comme en rhétorique, comme dans toute discipline, sans exception…

Peut-être se demandera-t-on comment c’est possible, en des matières on ne peut plus évidentes, simples, élémentaires. Mais il n’est rien de si limpide, de si transparent qu’ils ne puissent troubler par une petite question, comme l’eau se trouble au souffle du vent. La gourderie la plus ignarde possède le don, même si le soleil brille de tout son éclat, d’embrumer les choses les moins compliquées, d’incurver les matières les plus récalcitrantes et les moins flexibles, de les plier puis de les déplier. Prononce cette simple phrase : « écris-moi », et une question surgira. Sinon de grammaire, du moins de dialectique. Sinon de dialectique, du moins de physique : « quel mouvement est-ce que d’écrire ? » De métaphysique : « ce mouvement est-il substantiel ou bien inhérent ? » Or, nos gamins commencent à apprendre les rudiments de la dialectique le lendemain ou le surlendemain de leur entrée à l’école ! Voilà comment on habitue des bizuths à ne jamais se taire, à soutenir avec aplomb toute les inepties qui leur sont venues à l’esprit : car il ne faudrait pas qu’ils donnent l’impression de céder…Et ce n’est pas assez qu’il y en ait une ou deux par jour, autant que de repas : avant le déjeuner, dispute ! après le déjeuner, dispute ! avant le dîner, dispute ! après le dîner, dispute ! Leur but est-il d’apprendre ou bien de digérer ? Dispute à la maison. Dispute à l’extérieur. Dispute à table, aux bains, aux étuves, à l’église, à la ville, en public, en privé, en tout lieu, en tout temps. Les putains ne se querellent pas aussi souvent sous les yeux du maquereau, les gladiateurs ne luttent pas tant de fois sous les yeux du laniste (encore est-ce leur métier qui le réclame !) que ces gens sous les yeux de leur maître « en philosophie ».

Leur public manque de mesure et de gravité : frivole, barbare, belliqueux, il se délecte prodigieusement de cette espèce de bataille. Aussi les incapables et les illettrés complets pullulent-ils, qui préfèrent à tout autre spectacle la volupté de celui-ci. Pour plus de réalisme, l’engagement doit être preste et prompt. Ils frappent « d’estoc » pour achever plus vite l’ennemi. Refusant d’attaquer leur adversaire par un exposé au long cours, ils ne peuvent souffrir sa prolixité. S’il prend son temps pour s’expliquer, les cris fusent : « au fait ! au fait ! réponds à la question ! » En quoi ils se montrent tels qu’ils sont : des agités superficiels, que quelques mots insupportent. Comment feraient-ils pour supporter des discours de quatre ou cinq heures, de sept heures parfois, comme les Grecs et les Romains jadis en prononçaient ? Leur patience et leur gravité, la frivolité des nôtres se reconnaissent aisément, n’est-ce pas ? Jusqu’où la flamme et la raideur de leur entêtement ne corrompent-elles pas les mœurs et les sciences ! D’abord ce sont des cris, à s’enrouer ; puis des méchancetés, des moqueries, des menaces, des injures : ils luttent. Des deux côtés, on cherche à abattre l’autre. Quand les mots sont épuisés, on en vient aux poings, à une lutte effective, de feinte et simulée qu’elle était d’abord. Mieux que ça : dans ces endroits, tout ce qui se fait à la palestre est permis. Coups. Gifles. Crachats. Crocs-en-jambes. Morsures. Et même au-delà. Bastonnades. Estafilades. Des blessés souvent ! Des morts parfois ! Est-ce là s’exercer à la sagesse ? Est-ce là professer une discipline vénérable ? Quand ils sortent de ces disputes, quelles diatribes, quelles insultes, quels noms d’oiseaux n’échangent-ils pas ? Et une haine inextinguible ! La morgue du vainqueur et son arrogance, comme dans l’ensanglantement d’une guerre ! La honte du vaincu et son envie ! Le vainqueur, au lieu de se dire qu’il a vaincu un morveux incompétent, croit l’avoir emporté sur l’École tout entière ! Du haut de son char de triomphe, il méprise le reste de l’humanité, et jusqu’à ces grands personnages qui mirent au monde les arts et les formèrent ! S’ils revivaient (se dit-il) ils n’oseraient pas se confronter à lui, ou alors nul doute qu’il les vaincrait…

[…] Disputer si souvent ! Si longtemps ! Tout révoquer en doute ! Tout ramener à de stupides subtilités ! A des balayures minuscules ! Ce n’est pas ce que j’appelle purger la vérité. C’est l’entre-triturer, puis l’écraser, et enfin la tuer. Ils n’émondent pas : ils scarifient, ils scalpent, ils cherchent le sang, mûs par les délices de ce scalp.

Légendes dorées et bouches de fer

(Livre II : « la grammaire »)

Au XVIe siècle encore, l’histoire est traditionnellement enseignée dans le cours de grammaire, comme la poésie : comme la poésie, c’est ce qui lui vaut de figurer dans ce deuxième livre. Vivès fut parfois présenté comme un des pères de l’histoire moderne, pour l’avoir expurgée des fables, conviée à plus de rigueur dans la datation des événements, avertie sur la nécessaire qualité de ses sources. Mais il ne pousse pas jusqu’à en faire un art de plein droit. Et sa définition reste celle de Cicéron : « l’histoire est le témoin des époques, la lumière de la vérité, la vie de la mémoire, la maîtresse de la vie, la messagère de l’Antiquité ». L’humaniste en lui réclame des faits, mais veut surtout que brillent les éclats d’un style authentiquement latin. L’évangélique ne se demande pas si toute vérité est toujours maîtresse de vie, ou si de la fiction ne peuvent pas sortir quelques leçons.

L’histoire de France est écrite par des Français, l’histoire d’Italie par des Italiens, l’histoire de l’Espagne par des Espagnols, l’histoire de l’Allemagne par des Allemands, l’histoire de la Grande-Bretagne par des Britanniques, et ainsi de suite à des fins patriotiques. L’auteur pense ne s’être mis à l’ouvrage que pour magnifier autant que possible son peuple. Il ne porte pas ses regards sur la vérité, mais sur la gloire de ce peuple : écrire l’histoire, c’est rapporter, amplifier, rehausser, exalter tout ce qu’il a fait de remarquable ; cacher, minimiser, atténuer, justifier, excuser tout ce qu’il a fait de honteux ou d’ignoble. Les imbéciles ! Ils ne comprennent pas que ce n’est pas écrire l’histoire, mais plaider une cause : faire œuvre d’avocat, et non pas d’historien.

Dans les actes des saints, où tout aurait dû être exact et parfait, la vérité ne fut pas davantage respectée : chaque vie était racontée différemment, au gré des dispositions de l’auteur, en sorte que les sentiments seuls dictaient l’histoire. Quelle histoire indigne des saints, et d’hommes chrétiens, que cet ouvrage qu’on appelle la Légende dorée ! Du reste, je ne sais pourquoi il est ainsi nommé, alors que son auteur a la bouche en fer, le cœur en plomb. Que peut-il y avoir de plus repoussant que ce livre ? Honte à nous, chrétiens, de n’avoir pas signalé d’une marque exceptionnelle les actes de nos saints, de ne les avoir pas confiés à la mémoire sous des traits plus vrais et plus exacts, afin que tant de vertu soit connue ou imitée, quand les auteurs grecs et romains ont détaillé avec tant de soin la vie de leurs maîtres, de leurs philosophes, et de leurs sages ! Bien sûr, il est quelques historiens un peu plus dignes de ce nom, comme les Français Froissart, Monstrelet, Philippe de Commynes, ou l’Espagnol Diego de Valera. Mais ils oublient souvent les points essentiels et qui serviraient à l’édification, à l’acquisition d’une expérience. Des batagelles les occupent, de parfaites frivolités ! Le coût des denrées : combien tel abbé vendit son blé, ou comment il augmenta les revenus de son monastère ! Les combats : comment un soldat perdit son épée, à quelle vitesse il descendit de son cheval, ou se remit en selle ! On songe à cet historien contemporain de Lucien, auquel Lucien s’en prend parce que dans le cours d’une narration sur la bataille d’Europus, en Syrie, il se met à conter les aventures interminables de Masacchas, un soldat, maure, qui, mourant de soif, quitta son chemin, tomba sur des paysans, qui lui offrirent un repas, dont l’un avait jadis été en Mauritanie…J’en passe et des meilleures.

On ne saurait puiser chez eux le moindre reliquat de bon sens : quand ils mêlent des discours à leur propos, ces discours se lisent sans plaisir ; quand ils intercalent une sentence, cette sentence est dépourvue de finesse ; quand ils admonestent, c’est en dépit du bon sens. Chez ceux que je viens de nommer, les adresses au lecteur, semonces et admonitions sont aussi bavardes que froides : et je m’étonne qu’il y ait estomac assez résistant pour absorber ces fadaises, alors qu’elles sont préparées sans aucun assaisonnement, sans érudition, sans finesse, sans jugement, sans éloquence, sans ornements. Je n’ignore certes pas que l’histoire se contente de la vérité : à supposer qu’elle ait toutes les autres qualités, elle ne peut sans cette vérité garder son nom. Et cependant un style agréable retient l’attention du lecteur : il veut savoir ce qui s’est passé, et plutôt deux fois qu’une. A qui suffit-il d’avoir lu Tite-Live, Tacite ou Thucydide une fois ? Qui ne revient à ces auteurs ? Qui ne les lit et relit en entier ? Mais la plume de nos Modernes, dans cette langue qui leur fait office de latin, n’est que crasse et immondice. Ou pour mieux dire : ils n’en ont pas. Car ce n’est pas avoir de la plume que d’entasser ainsi barbarismes et solécismes informes.

S’ils écrivent en langue vernaculaire, leur style tout entier n’a qu’une couleur : terne et délavée ; qu’une manière d’être : sans sel, sans grâce aucune, ni parure. En sorte qu’ils ne peuvent retenir le lecteur plus d’une demi-heure. Et c’est pourquoi personne ne les lit que le curieux, qui veut connaître une époque. Mais les curieux mêmes ne trouvent pas le moyen d’y revenir, et se disent qu’il vaut mieux lire des livres ouvertement mensongers et pleins de franches balivernes, car au moins leur style a de l’attrait : Amadis et Florisand, en espagnol ; Lancelot et le cycle de la Table ronde, en français ; Roland, en italien. Des livres forgés de toutes pièces par des oisifs, pleins de ce genre de mensonges qui ne contribuent nullement au savoir ni à la progression intellectuelle ou morale : tout au plus à titiller vaguement un plaisir inutile et immédiat. Des livres que lisent cependant les hommes, parce que l’oisiveté et la complaisance dont ils font preuve envers eux-mêmes ont corrompu leur intelligence : exactement comme des estomacs délicats et choyés à l’excès, qui ne se nourriraient que de sucreries et de douceurs, en rejetant toute solide nourriture.

Casse-têtes de logiciens

(Livre III : « la dialectique »)

La dialectique, telle que la voit Vivès, a bien de quoi rebuter les plus endurants. Ampliations, appellations, obligations, distributivité, signes mobilitants, exclusions, inceptives, désitives, exponibles se succèdent, s’accumulent, suffocants. Mais qu’on se laisse porter par sa lecture, et dans ces pages affleure le ton du satiriste, ou du poète comique : « mourir vos beaux yeux, belle marquise… » Et pour comble, ce flatulent galimatias veut dire quelque chose, en règle générale. Vivès ne fait pas que railler : il soulève (avec plus ou moins de bonheur, il est vrai) des problèmes véritables. La question des insolubles, qui fait l’objet des derniers exemples, mérite à cet égard qu’on la remarque. Elle se ramène au paradoxe dit d’Épiménide, malicieux Crétois qui décrivait tous les Crétois comme des menteurs. D’où résultait un casse-tête véritable. En admettant que son allégation fût exacte, Épiménide mentait : il disait donc faux, pour peu qu’il dît vrai. Or, il n’est pas anodin que Vivès finisse sur ce problème. Ce paradoxe sans fin intrigue les humanistes au moins autant que les scolastiques : la Folie d’Érasme, lorsqu’elle fait son propre éloge, se met dans la position d’Épiménide ; l’ivrogne Alcofribas, vantant en son prologue l’emploi de la boisson, jette un semblable trouble sur le rapport entre l’énonciateur et son énoncé. Et les exemples seraient nombreux. Aussi la disposition par Vivès de ses arguments met-elle en relief un schème fondamental de la pensée et de la littérature renaissantes.

Dans les ampliations et les restrictions, voici les prodiges que l’on trouve : « la prostituée sera une vierge » ; « les pâtés avalés puis vomis doivent être mangés » ; « un enfant d’un an avait cent ans ». Dans les appellations : « je n’ai pas vu le pape et j’ai vu le pape » ; « j’ai tué le consul et je n’ai pas tué le consul ». Aussi, selon leur règle, toutes les propositions suivantes sont-elles fausses : « Lucius César engendra César le dictateur » ; « Jessé eut le roi David de la femme d’Urie » [2] ; « Caiète fut la nourrice d’Énée, roi de Lavinium ». « Cette femme se maria au grand peintre Apelle » est faux, si elle s’était mariée avant qu’il ne fût parvenu au sommet de son art ! « Cette œuvre a été écrite par le père de Caton » le serait aussi, s’il avait écrit avant d’engendrer Caton ! Entre autres sottises qui sont dans leur bouche infinies.

Ils firent de « seulement », « excepté », « dans la mesure où », « immédiatement », « commencer à », « finir de » des exponibles ; puis de la comparative ! de « tout » ! « toujours » ! « éternellement » ! « infiniment » ! Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? On dirait bien que tous les verbes et tous les adverbes, ou presque, ne peuvent pas être « exposés » au même titre que leurs arguties pour cercles de disputeurs. « Courir », par exemple : quel est le mouvement nécessaire pour courir ? « Chanter » : à quel point faut-il élever la voix pour chanter ? « Pleurer » : quelle émotion ressentir, quelle voix prendre, quels gestes faire pour pleurer ? « Rire » : de combien la bouche doit-elle s’ouvrir pour qu’il y ait rire ? « Avoir l’habitude », « être accoutumé » : combien d’actes faut-il, pour faire une habitude ou une accoutumance ? quel intervalle entre ces actes ? Et sur le modèle de « commencer à » et « finir de », pourquoi pas « entreprendre de », tant qu’on y est ? « se préparer à » ? « être fatigué de » ? « cesser de » ?

Et quand ils ajoutent des adverbes ! « Vite », « bien », « mal », « tard », « presque », « à peu près », « quasiment », « même »...Ne voilà-t-il pas que pour la plupart, ils exposent « quasiment » de telle sorte que si mille cinq cents Romains se trouvent dans un lieu et qu’un seul d’entre eux est parti, « quasiment aucun Romain n’est resté dans ce lieu » ! Ils doivent penser qu’il s’agit du décompte des voix au forum et à la curie…Mais voyons ce qu’ils enseignent. « L’homme est animal de manière exclusive ». « Seul ce qui a de la couleur est blanc ». « Seuls les animaux sont des hommes ». Qui comprendrait ce charabia ? Une exclusion correcte porte sur le terme inférieur. L’exclusion, en effet, est une sorte de restriction, qui procède d’un petit terme et d’un grand terme – à la limite d’un terme égal, mais à la condition qu’il soit manifestement mis pour un terme majeur : « seul l’homme rit », « seuls les Romains sont libres ». Si elle porte sur le terme supérieur, l’exclusion n’a aucun sens, et l’on entend presque le contraire de ce qu’il faut comprendre : « les seuls hommes libres sont Romains » équivaut à peu près à « seuls les Romains sont des hommes libres », et « l’homme est animal de manière exclusive » à « seul l’homme est un animal » ! Or, Pline écrit au livre VII de l’Histoire naturelle :
Mise à part la femme, peu d’animaux connaissent l’accouplement
après la conception.

Une exception, ici ? Comment se fait-il ?

Les verbes « commencer » et « finir », si le langage doit se conformer à leurs lois, ne sauraient être d’aucune utilité : qui pourra saisir ces poussières que sont les « instants » ? Lorsqu’au déjeûner, j’avale ma deuxième bouchée, ou même lorsque j’ai la première entre les dents, je ne peux pas dire : « je commence à déjeûner », parce qu’une infinité d’instants s’est écoulée. Lorsque je mâche ma dernière bouchée, je ne peux dire non plus : « je finis de déjeûner ». Lorsque je rédige la seconde lettre du premier mot d’un livre, je ne le « commence » pas. Lorsque j’écris l’antépénultième lettre du dernier mot d’un livre, je ne le « finis » pas. Qui peut « commencer » ou « finir », dans ces conditions ? Pline dit que « chez les Grecs, c’est Diodore qui en a fini avec les balivernes ». Pas d’exposantes : la proposition doit être rejetée ! Trop peu dialectique…Je me demande pourquoi les nominalistes, qui nient qu’il existe des instants dans la nature, ont suivi sur ce terrain Duns Scot et les réalistes, et pourquoi, traitant du sujet, ils parlent en leurs expositions de commencer et de finir « immédiatement » : ne voyez-vous pas qu’on s’interroge sur des arguties, et que la matière prête surtout aux enfantillages ?

Ils disent que les comparatifs et les superlatifs ont un effet « distributif » sur les termes qui les suivent. Si bien que « Socrate est plus savant que les Troyens » ne veut pas dire la même chose que « Socrate est plus savant que tous les Troyens »…car « il y a deux signes impliquant la supposition mobile » ! De même, « Socrate est le plus savant des Grecs » est différent de « Socrate est le plus savant de tous les Grecs ». Pourquoi m’amuserais-je à réfuter ces niaiseries, et d’autres de la même veine, alors qu’ils perdent leur temps sur des problèmes qui font rire les gamins ? A partir des exposantes de « Socrate est le plus sage des Grecs », ils forment parfois une exposante unique : « tous les Grecs sont sages ». Voilà qui est fin ! Pourquoi n’exposent-ils pas « beaucoup plus », « un peu plus », « pas beaucoup plus », « bien plus », qui en auraient davantage besoin ? « Socrates a Graecis differt » est vrai : « Socrate diffère des Grecs ». « Socrates differt a Graecis »…est faux, parce qu’il y a distributivité ! Et de la même façon qu’ils expliquent « uterque homo disputat » (« les deux hommes disputent ») par « aliquorum duorum hominum quilibet disputat » (« n’importe lequel de deux hommes quelconques dispute »), ils expliquent « alter disputat » (« l’autre dispute ») par « omnium duorum aliquis » (« l’un quelconque de tous les deux dispute »). Quel est le latiniste qui aurait jamais imaginé un tel sens ?

Par ailleurs, le « signe collectif » forme avec son terme un terme « commun », et la proposition indéfinie peut aussi bien être changée en universelle que transformée en collective. Eh bien prenons cette proposition : « tous les apôtres de Dieu peuvent être douze ». Tournons-la en collective : « tous tous les apôtres de Dieu peuvent être douze ». Tournons-la en distributive : « tous tous tous les apôtres de Dieu peuvent être douze ». Qu’y a-t-il de plus absurde ? Ils vont jusqu’à concéder cette proposition : « tous les deux apôtres de Dieu sont douze » ! De même, ils veulent que « tous les apôtres du Christ ne sont pas bons » (ou : « sont non-bons ») soit vrai, sous prétexte que Judas était mauvais ! Or, Aristote s’oppose à cette idée en termes éloquents, dans ses Réfutations, lorsqu’il nie l’affirmation selon laquelle un ensemble dont une partie précise n’est pas bonne n’est pas lui-même bon.

Et d’ajouter des « obligations », que d’autres appellent des « thèses » ! Comme s’il s’agissait là de lois, et non pas plutôt d’un exercice, d’une mise en pratique de l’art, destinée à s’assurer qu’aucune conclusion ne sera concédée si elle est contradictoire, ou niée si elle est conséquente. Et puis des insolubles, quand les propositions font retour sur elles-mêmes ! « Cette proposition est fausse : Toute proposition universelle signifie autre chose que ce qui est ». « Tout syllogisme en Darii est faux, ceci est un syllogisme en Darii, donc il est faux ». Mais de tels énoncés doivent forcément porter sur un objet extérieur, et non pas sur eux-mêmes ! Si quelqu’un dit : « je mens », tout le monde aussitôt lui demandera sur quel point il a menti. – « Cet énoncé est faux ». – On lui demandera lequel. S’il persiste : « celui-là, je vous dis ! », on répondra que ce n’est ni vrai ni faux…C’est pourquoi certains d’eux, comme Pierre de Mantoue et mon compatriote Andreas Limos, ne manquèrent pas de nier qu’une proposition pût renvoyer à elle-même, au grand dam des autres, à qui on enlevait tant de sujets de disputes : aussi furent-ils assaillis par la calomnie, sous prétexte qu’ils esquivaient ainsi les pièges de l’argumentation et se dérobaient lâchement à la bataille.

L’art du discours, tel qu’on l’enseigne

(Livre IV : « la rhétorique »)

Cet extrait, plus bref, semble de moindre densité. Il commence de surcroît par une période horriblement carrée – ou faut-il dire cubique ? – comme cette époque les affectionnait. Les deux versants de la critique voulue par Vivès apparaissent néanmoins dans leur dessin le plus clair : dénoncer le vice des savoirs hérités, mais en comprendre aussi les causes, ainsi que l’indique le titre de la première section, De causis corruptarum artium. Or, les deux principaux facteurs de la corruption sont ici mentionnés : dépravation morale, souvent sous l’espèce de la cupidité, et vénération pour les autorités, celle d’Aristote notamment. Laquelle fascine jusqu’à Vivès, qui paraît lui-même avoir eu pour projet, livre après livre, méthodiquement, comme son illustre prédécesseur, d’écrire une œuvre-monde. J’avoue par ailleurs aimer ce passage parce qu’il me console d’avoir entendu trop souvent rapporter le moindre texte aux trois genres, bien artificiels, du discours.

Comme on récoltait les fruits de l’exercice rhétorique, d’une part, en poursuivant devant le tribunal les citoyens délinquants, ou bien en protégeant les innocents, d’autre part, en donnant son avis sur le sujet à l’ordre du jour devant la curie, ou bien en assemblée publique, ils décidèrent qu’il y aurait deux genres de causes : judiciaire et consultatif. Mais comme il se tenait, lors des fêtes rassemblant la Grèce, de nombreux panégyriques et qu’on faisait alors l’éloge funèbre, ou « épitaphe », de ceux qui étaient morts pour la patrie – à Rome aussi, pendant les funérailles, la coutume était de louer publiquement les défunts : hommes d’abord, puis femmes également – un troisième genre de causes fut ajouté, dit « laudatif » et « démonstratif », c’est-à-dire épidictique. Après quoi le compte parut bon. Il y avait donc trois genres, que je viens de mentionner.

Aristote consigna par écrit cette division. Un large consensus se dégagea pour suivre un tel guide. Or, sur ce point comme sur presque tous les autres, il n’a pas tant considéré la nature dudit art qu’il n’a exposé l’usage, ou ne l’a pris pour maître. La faculté oratoire en effet, telle une sorte d’instrument universel, étend son domaine sur tous les sujets dont parlent les hommes, exactement comme la grammaire et la dialectique. Cicéron ou Quintilien ne cachèrent d’ailleurs pas qu’il y avait d’autres genres d’éloquence. Quintilien en exposa même un grand nombre. Mais ils estimèrent que les règles relatives à ces trois genres-là permettaient de déduire les règles à suivre dans d’autres situations. Ces situations supposent pourtant des formes d’invention, de disposition, d’ornement très diverses : qui ne voit que les remerciements, que les félicitations, que les consolations, que l’histoire, la description, l’enseignement, demandent une invention, mais aussi une élocution très différentes de celles qu’exigent les procès, les délibérations politiques, et les discours démonstratifs ? Or, de telles circonstances fournissent maintes occasions de prendre la parole : raison pour laquelle Denys d’Halicarnasse entreprit de traiter séparément certaines d’entre elles. Quintilien trouvait convaincante l’objection selon laquelle il fallait instituer d’autres genres d’éloquence, mais il jugea plus sûr de suivre l’avis majoritaire, surtout qu’il avait pour lui son cher Cicéron. A quoi s’ajoute le fait que les trois principaux genres de discours engendraient dans la cité des gains très substantiels, en sorte que les autres formes d’éloquence étaient méprisées, pour leur absence de rendement. Et par ailleurs, quiconque était exercé à ces genres principaux, pour peu qu’il lui fallût parler d’autres sujets, tirait de sa propre pratique de quoi capter la sympathie et les applaudissements de la foule. Car dans ce domaine, l’exercice compte davantage que le savoir théorique.

Perspectives

Voilà les quelques textes que je souhaitais vous présenter. Après la grammaire, la dialectique et la rhétorique, arts dits du trivium, Vivès passe au crible la philosophie naturelle, la médecine et les mathématiques, puis la morale, et enfin le droit civil : l’importance du De disciplinis tient à l’ampleur de son propos. Les contemporains ne s’y trompèrent d’ailleurs pas, puisque le texte fut réédité dès 1531, puis en 1532, 1536, 1551, 1555, à Cologne, Lyon, Bâle.

Je serais très heureux de vous communiquer d’autres passages, en latin ou bien en français, auxquels vous souhaiteriez accéder. Pour des éléments biographiques, l’ouvrage de référence reste le Juan Luis Vives de Carlos Norena (La Hague, Nijhoff, 1970) : vous y rencontrerez un personnage au parcours atypique, contraint par exemple à l’exil, dès son adolescence, pour échapper aux persécutions religieuses dont les juifs convertis furent victimes en Espagne.

Enfin, si vous découvrez en ce moment le monde de la Renaissance, et que vous songiez à en faire le domaine de vos recherches, j’espère vous avoir convaincu que certaines des plus grandes oeuvres de cette époque sont écrites en latin. Nous avons besoin de recrues pour les faire revivre...

P.-S.

Travail réalisé avec le soutien de la fondation Tomlinson.

Notes

[1Contrairement au reste du site, publié sous licence Creative Commons, tous les droits de reproduction et d’adaptation des extraits donnés ici sont réservés.

[2En réalité, ces deux propositions sont bel et bien fausses, mais pour des raisons qui ne sont pas dialectiques : le père de César est Caius César ; et c’est David qui eut Salomon de la femme d’Urie. La première erreur tient sans doute à une coquille de l’editio princeps : un C et un L sont vite confondus. La seconde suprend davantage.

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